lundi 22 février 2010

Territoires du quotidien

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Yann Lagadec, Jean Le Bihan et Jean-François Tanguy, "Le canton : un territoire du quotidien ?", 18,05 €, 389 p., bibliogr., Presses Universitaires de Rennes, 2009.

A quelles échelles se déroule notre vie, chaque jour ? Commune, agglomération, ville, quartier, région, canton ? L'évolution des transports et du commerce redessine la géographie vécue, comme le montrent, par exemple, les effets du TGV, des centres commerciaux ou des rues piétonnières. Autrement dit, qu'est-ce que le local, cet "espace vécu" selon l'expression désormais classique d'André Frémont ?

L'ouvrage rassemble les actes d'un colloque qui s'est tenu à l'université de Rennes 2 Haute Bretagne en 2006. Ouvrage d'histoire de la géographie administrative française, il permet de mettre en doute les évidences géographiques qui servent de variables commodes pour décrire les comportements de consommation. Ce n'est certes pas l'objectif primordial de ce colloque mais c'est ce que nous en retiendrons pour le marketing et les médias.
Le canton a plus de deux siècles d'existence. Né en 1789, il répond au besoin de la Révolution de laïciser l'administration territoriale ; aujourd'hui, le canton ne dit plus grand chose aux citadins, même à ceux qui habitent un chef lieu de canton. On comprend encore qu'il est circonscription électorale (conseillers généraux) et administrative, mais à peine. En zone rurale, on sait à la rigueur que s'y trouvent la brigade de gendarmerie et le collège ; mais c'est surtout le commerce (supermarché) et les services médicaux qui l'identifient aujourd'hui comme zone de chanlandise d'une grande surface. Qui identifie quoi ? Le supermarché est devenu un point de repère territorial essentiel, la zone de recrutement de sa clientèle dessine un territoire.

Alors que se développe l'intercommunalité pour rationaliser la gestion et réduire les dépenses de trop nombreuses administrations locales, quelle place occupe encore le canton ? Avec le département et la région, cela fait beaucoup trop de découpages, d'administrations, et d'impôts... alors que l'identification de la population va d'abord à la commune. Par rapport à d'autres pays, la France est sur-administrée, et compte trop d'élus (cumul des mandats) de plus, tout cela coûte cher et indispose les contribuables. Entre communes et régions, le canton comme le département perdent de leur substance et de leurs raisons d'être. Certains ont imaginé une notion intermédiaire, celle de "pays", centré sur l'agglomération qui remplacerait communes, départements, intercommunalité et cantons, unissant urbain et rural (cf. Loeiz Laurent, La fin des départements. Le recours aux pays, 2002, 220 p. Pressees Universitaires de Rennes, 13,3 €). La presse régionale s'y retrouve parfois : "A chaque pays son hebdo", revendique le groupe PubliHebdos (76 journaux, groupe Ouest-France).

L'intérêt primordial de tels travaux de recherche, impressionnants de minutie et de finesse d'analyse historique est de rappeler que les découpages administratifs sont mortels. Quel "local dans la tête" ? demandait Annick Percheron, chercheuse en sciences politiques. Le canton semble être sorti des têtes, n'être plus une référence du local, du moins hors des régions rurales et de leurs bourgs. Dans les têtes, pour la vie quotidienne, l'essentiel est la commune ; la région est encore une référence lointaine et abstraite. Faut-il penser "pays" ?

Dans la publicité et les médias, que peut-on faire des cantons ? Cela reste un élément de rubriquage dans la presse régionale. Il existe encore un peu de presse départementale mais le département aussi perd de sa pertinence économique et culturelle au profit de la commune et de la région. Est-il raisonnable de s'en servir en médiaplanning ou comme quota pour établir des échantillons (mesure des audiences) ?
L'européanisation, la géographie numérique du territoire (géomarketing, marketing mobile) entament cet "empilement" de découpages obsolètes et coûteux pour les projeter dans de nouvelles perspectives. L'espace est quelque chose de vécu, de culturel et de social, le territoire est "aménagé", provisoire, construit pour et par les déplacements. Pour nos analyses des comportements de consommations, nous avons besoin d'une géographie économique et humaine à jour et opérationnelle (cf. le cas du drive qui affecte l'urbanisme commercial). Le canton et le département n'y ont plus guère de place.
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lundi 8 février 2010

Où mène l'enquête ?

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Le meunier, les moines et le bandit. Des vies quotidiennes dans l'Aurès (Algérie) du XXe siècle est un livre d'ethnologue tout terrain. Pourquoi l'évoquer à propos des médias ? Parce qu'il fait voir jusqu'où  peuvent aller une enquête et un compte rendu d'enquêtes.
Fanny Colonna raconte des vies d'aventuriers qui se sont croisées dans cette région, celle d'un meunier italien dans l'Aurès (1875-1978), de moines pauvres convertis à l'Aurès et d'un bandit d'honneur, sorte de Mandrin justicier tôt exécuté.
L'ambition de cette longue et multiple enquête est de déceler les liens et les attachements improbables, impensables, que les apparences et les statuts publics occultent, liens des personnes entre elles, liens avec les institutions, les paysages. L'ethnologue est amenée à poursuivre la vie qui échappe aux catégories courantes, toujours simplificatrices. Couple, croyance, métier, échange, propriété, tout est toujours plus flou, indicible, instable : en témoigne l'impossible portrait de Hmama, la compagne du meunier, qui donne à cette histoire une tonalité romantique et mystérieuse.



Discutant les faits que "fait" l'enquête ethnographique, Fanny Colonna rend compte des problèmes multiples que doit résoudre l'enquête : trouver et rencontrer les informateurs, échanger avec eux. Les difficultés tiennent entre autres au plurilinguisme des situations de communication : arabe, chaoui et français  mobilisent des catégories de perception et d'analyse qui se traduisent mal de l'une à l'autre. Le compte-rendu suppose la synthèse d'une multiplicité d'observations et de collectes inachevées, effectuées sur des terrains hétérogènes : croisement "délicat des archives et des sources écrites", d'une part,  avec "une enquête de terrain et de voix vivantes", d'autre part (p. 207).
  • Dans la postface, la réflexion épistémologique retrouve les accents de "Elle a passé tant d'heures", texte que Fanny Colonna a consacré aux photographies de l'ethnologue Thérèse Rivière (Aurès-Algérie 1935-1936). Ce livre discret devrait figurer dans la bibliographie première des études médias, tant pour sa sensibilité et sa fécondité épistémologiques que pour son analyse du rôle de la photographie dans l'enquête.
  • Dans le monde aurésien que reconstitue l'enquête, l'absence des médias industriels (presse, radio, affichage, télévision, téléphonie) est frappante, et laisse percevoir, par contraste, l'encombrement médiatique des cultures actuelles. De la société enquêtée se dégagent l'omniprésence de la conversation et du face à face, sans médiation, l'importance de la rencontre, hasard plus ou moins construit. L'écrit y est encore peu présent, dont on entrevoit qu'il est d'abord outil d'administration civile, religieuse, militaire.
  • L'obstacle linguistique est partout : dans les effets pernicieux de vocables forgés dans les colonisations, les invasions, les conversions. Kateb Yacine ne mettait-il pas en question jusqu'aux termes désignant les composantes de la population algérienne ? Alors que resurgissent en France des notions suspectes sur la diversité et l'ethnicité, l'ethnologie ne devrait-elle pas balayer devant cette porte, sa porte ?
  • Cet ouvrage rappellera aux spécialistes de médias et de marketing, grands dévoreurs d'enquêtes, ce qu'enquêter veut dire et ce que "nos" enquêtes, rapides, intensives, tellement quanti, risquent de ne jamais nous apprendre. Il laisse imaginer d'autres enquêtes sur les comportements de consommation des médias, enquêtes de type biographique qui prendraient leur temps pour traiter des histoires individuelles avec les médias (bio média).

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    mercredi 3 février 2010

    Je ne crois pas à la langue

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    Ouvrage de Herta Müller : "Ich glaube nicht an die Sprache" (die Sprache = la langue / le langage), Herta Müller im Gespräch mit Renata Schmidtkunz. Un livre et un enregistrement audio produits ensemble par la radio publique autrichienne (ORF 1), un peu avant l'attribution du prix Nobel de littérature (éditeur : Wieser Verlag) à l'auteur. Le texte est publié accompagné de l'enregistrement sonore dans une collection ambitieuse, au titre stimulant : "Gehört - Gelesen" (entendu / lu), partant du postulat que lire et écouter ne donnent pas la même expérience médiatique, que l'une éclaire l'autre, la précise, que la pensée ne vient pas aux mots de la même manière, voir n'est pas entendre.
    Le texte n'est d'ailleurs pas exactement la retranscription de l'entretien ("im Gespräch"), entretien qui a sans doute été préparé à l'aide de notes écrites pour régler l'improvisation orale. On voit ici se jouer la dialectique de l'oral et de l'écrit. Le document se consomme comme l'on veut, sur un baladeur ou sur papier (livre), mais, le texte n'étant pas numérisé, il ne peut (encore) être lu sur un ordinateur ou un eBook.
    Même limitée, cette plateforme multiple peut donner lieu à des consommations croisées innovantes et personnelles.

    De quoi parle Herta Müller ? Elle parle de sa vie en Roumanie. Née en 1953, elle appartient à une minorité germanophone dont les aînés ont été déportés par les Soviétiques, en Ukraine, dans des camps de travail. La Roumanie, et pas seulement sa minorité germanophone, a été nazie.
    Cette situation personnelle, compliquée, inhabituelle, inconfortable, s'avère éclairante, décapante : elle balaie les pseudo évidences tournant autour de la patrie, de la langue, du peuple comme facteurs d'identité. Dans cette Europe centrale qui a collaboré à deux dictatures successives, nazie puis soviétique, dans laquelle une grande partie de la population s'est compromise successivement avec la police des occupants, a laissé déporter, assassiner, y a contribué, il devient lumineux que ces notions obscures ne fondent rien du tout. On le verrait à partir d'autres situations historiques, coloniales par exemple. Sur quoi fonder alors une identité ? Avons-nous besoin d'identité ?
    Ces questions hantent la pensée contemporaine, de Paul Celan à Elfriede Jelinek, de Imre Kertész à Herta Müller. Tous ont écrit sur la langue, sur la patrie, sur le quotidien, les petites choses, les détails qui (s')enchaînent (Kleinigkeiten), qui forment un cadre de vie, un chez-soi, les mots qui habituent, rassurent et asservissent. Ces questions se trouvent au coeur de la philosophie de Hannah Arendt, d'Emmanuel Lévinas qui tentent de fonder une morale sur la rencontre directe, im-média-te des visages, des regards (Lévinas), sur l'amitié éprouvée (Arendt) : aux larges appartenances, aux pluriels (classes, sérialisations, groupes, patrie, langue, pays,etc.), à leurs grandiloquentes manifestations, ils substituent les relations face à face, personne à personne, des "universels singuliers".

    Sommes-nous loin des médias ? Pas si loin... 
    Car pourtant, il existe un "désir de société" (sur ce thème, Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, cf. infra). Les "communautés" réunies à l'aide des outils numériques peuvent-elles réaliser ce désir ? Twitter où il fait bon "suivre" et se faire suivre, Facebook où il ne faut pas perdre la face, où les amis sont de toutes sortes, amis "que vent emporte", qui se repassent et s'échangent, LinkedIn où un capital social s'accumule, à faire fructifier sur le marché de l'emploi,, etc. Aujourd'hui, chacun peut compter et exhiber ses amis comme à Rome les "patrons" comptaient et exhibaient leurs "clients" (patronus / cliens). Quelle identité nous fabriquons-nous avec les outils numériques ?
    Quels mots pour construire cette identité ? Les mots sont devenus une matière première au pouvoir considérable, mots que l'on vole comme on a volé le travail à l'esclave, au colonisé, etc. Savons-nous ce que nous faisons ? 
    L'enthousiasme technophile aveugle, l'innovation fascinent ; il faut, par provision, désenchanter cette situation et comprendre les identités numériques dans le cadre des interrogations - radicales - des poètes et des philosophes. Ne pas s'en tenir aux discours d'accompagnement intéressés des porte-parole des entreprises technologiques.

    Références
    Imre Kertész, L'holocauste comme culture, notamment la conférence sur "La langue exilée" et celle intitulée "Patrie et pays", éditions Acte Sud, 2009
    Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Editions Gallimard, 1960
    Jean-Paul Sartre, Benny Lévy, L'espoir maintenant, Editions verdier, 1991

    Sur la place et le statut de la langue maternelle, signalons un ouvrage d'entretiens avec des germanophones émigrés en Israël ("Jeckes") :
    Salean A. Maiwald, Aber die Sprache bleibt. Begegnungen mit deutschstämmigen Juden in Israel, Berlin Karin Kramer Verlag, 2009, 200 p., Index