samedi 27 mars 2010

C'est beau une gare ?

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"A la recherche des pas perdus" de Stéphanie Sauget est "une histoire des gares parisiennes" de 1837 à 1914 (301 p., bibliogr.). 
Le livre analyse l'arrivée du chemin de fer dans Paris et le rôle central que les gares jouent progressivement dans l'organisation et la culture de la ville. Calquées d'abord sur les installations portuaires (le vocabulaire en témoigne : quai, embarcadères, voies, débarcadères), les gares participent des grands travaux de la seconde moitié du 19e siècle et de l'installation de la société industrielle.



Creuset social, la gare devient le lieu des migrations alternantes : dès les années 1880, les gares gèrent de plus en plus de trajets, de plus en plus courts ; pour cela, sont mis en place des politiques tarifaires adaptées (abonnements annuels), des "trains ouvriers", etc. Les gares créent la banlieue et aménagent le territoire péri-urbain. Elles favorisent l'uniformisation des comportements urbains et accentuent la centralisation autour de Paris. Elles contribuent aux transformations de l'organisation du travail : ouverture des emplois aux femmes (1875), systématisation de l'encadrement et du contrôle (recours aux chiffres, à la comptabilisation pointilleuse du temps de présence) et sa contrepartie, syndicalisation, grèves.

Les gares seront des matrices de la modernisation urbaine, des lieux publics, des points de vente aussi où s'apprivoise et se transmet l'innovation technologique.
L'électricité pénètre le décor et la vie des gares : grues hydrauliques, horloges synchronisées, signalisation, aiguillages, éclairage, panneaux lumineux, escaliers mécaniques, tapis roulants pour les bagages... Il s'en suit une évolution globale de la sensibilité : cette évolution touche le régime lumineux ("scopique") sous l'effet de l'éclairage électrique, du mouvement, etc. Elle affecte également la sensibilité olfactive, sonore, haptique (vibrations).
La gare propage la "religion de l'heure". Les horaires, qu'impose la gestion des gares et des transports ferroviaires, modifient le rapport au temps, à la précision, à la ponctualité ce dont témoignent l'adoption du mot anglais stress, la stigmatisation de l'attente, des retards (salles d'attente). Pour suivre les chemins de fer, villes et régions se mettent toutes au temps de Paris (uniformisation par signal électrique à partir de 1849). Transport ferroviaire et télégraphe feront triompher le temps universel le 9 mars 1911.

L'auteur évoque le rôle indirect des gares dans le développement des médias. La culture de masse sur support papier, se développe dans le sillage des chemins de fer et des gares. C'est cette culture, vieille de plus d'un siècle, que la communication numérique bouscule aujourd'hui.
  • Le premier média de la gare, c'est le guide des chemins de fer qui se développe à la fin des années 1840, et dont le plus connu sera celui de Chaix, un horaire mensuel (96 pages, qui imite le Bradshaw anglais). 
  • Les bibliothèques de gare de Louis Hachette, dès 1852, sur le modèle de celles de W.H Smith à Londres, seront à l'origine d'un débat national sur l'accès au livre et à la lecture (les romans de Stendhal seront interdits à la vente dans les gares). "Littérature de gares", pour attendre le train, romans pour tuer le temps du voyage. 
  • Apparition d'une presse professionnelle (1868, Journal des gares, revue mensuelle des chemins de fer) aux connotations syndicales, détestée du patronat des chemins de fer. 
  • Le réseau ferroviaire est à l'origine de la presse quotidienne nationale de masse dès la fin du XIXe siècle. Les chemins de fer sont de grands annonceurs (dans l'affichage, la presse), ils constituent aussi un grand média hors des foyers (affichage longue durée).
Ce livre sensibilise aux effets sur la vie quotidienne des changements dans la communication. L'histoire des gares aide à percevoir tout ce qui est artificiel dans ce que nous considérons aujourd'hui comme naturel et qui ne s'est pas mis en place sans résistance, sans contestation.
Ce livre laisse aussi entrevoir tout le travail d'analyse média qui n'est pas encore fait ou qui n'est pas encore intégré et qui permettrait de percevoir les conséquences des médias numériques récents sur les habitudes intellectuelles, sur les comportements, sur le rapport au temps (le temps du téléphone, des horloges digitales, des agendas électroniques), sur la perception (cf. le rôle de la couleur, puis de la HD, de la 3D). Les "pas perdus" dans les gares ne sont pas perdus, ils sont l'un des cheminements par où s'inculque la modernité. La gare du XXIe siècle qui se met à l'heure numérique (écrans plats pour la communication commerciale, panneaux d'information des voyageurs, télévision dans les voitures, bornes interactives... ) à son tour jouera son rôle dans l'inculcation de la culture numérique (cf. "DOOH: Screens at Grand Central. NY NY").

Les artistes ont montré la révolution sensorielle et sociale que représentent les gares. "C'est beau une gare" dira Zola, à propos de la série de tableaux de Monet (1877), Théophile Gauthier y verra de nouvelles "cathédrales de l'humanité" (1868). Honegger fera entendre la musique des locomotives ("Pacific 231") dans un film d'Abel Gance ("La Roue", 1923). Décidément "voyant", Guillaume Apollinaire évoquera, dans "Zone", les "pauvres émigrants" dans le hall de la gare Saint-Lazare (1912, Alcools) qui dérangent les voyageurs... Les artistes ne cesseront de faire voir des gares. Et de raconter les vies qui s'y font, s'y défont : "La Bête humaine" (1890, publié par Zola en feuilleton dans La Vie Populaire), "Les Soeurs Vatard" de Huysmans (1879), "Antoine Bloyé" (Paul Nizan, 1933)...


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jeudi 25 mars 2010

Du côté de Proust

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Encore une lecture de prose au théâtre. Au Théâtre La Bruyère à Paris (TLB), on lit Proust. Des "instants choisis", bien choisis pour faciliter une performance d'acteurs, bien choisis pour faire aimer Proust, donner envie de le lire, relire, silencieusement, seul.

Proust passe superbement le test de l'oralisation, cette théâtralisation minimaliste où l'on regarde l'acteur lire, assis sur une chaise. Les fameuses longues phrases trouvent une respiration juste. L'humour est mis en évidence, sans exagération. La finesse des analyses de Proust, leur subtilité, leur férocité s'imposent. Certains soirs, Marie-France Pisier lit, ironique et belle comme jamais. Proust lui va bien, elle le sert parfaitement

Les Editions Thélème qui publient des audio-livres sont les partenaires logiques de ces lectures. Leur catalogue philosophie et littérature est fourni. D'ailleurs, elles publient un coffret Proust : 111 CD pour "A la recherche du temps perdu". Elles ont également un catalogue Jeunesse - Rouge et Or (Victor Hugo, Daniel Defoe, Jack London, Théophile Gauthier, etc.).

Retour de l'oral. Comme au temps des lectures publiques de romans, souvent par les auteurs eux-mêmes (cf. par exemple les très nombreuses "readings" de Charles Dickens), ou en présence des auteurs (Les "Mémoires" de Chateaubriand lues en 1834 dans le salon de Madame Récamier). L'auditeur d'une lecture et le lecteur silencieux se trouvent dans des positions différentes. Tout ouïe, l'auditeur, aveugle, n'anticipe pas le texte, ne voit pas la ponctuation ; pour lui, les mots ne sont plus dans l'espace, sous les yeux mais dans la durée ; il suit, ne peut relire, s'arrêter sur un mot, réfléchir : il n'a pas la main, il est au concert. Pour l'acteur lecteur, le texte est partition, il en détache toutes les notes, respecte les durées, les silences, le rythme ; il joue "juste" des mots que la lecture silencieuse "prononce" souvent "faux", estropie parfois (cf. le "Verlesen" de Freud). L'acteur lit la prose comme des vers  ; ce que disait Mallarmé : "que vers, il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès que style" ("Crise de vers").
La vitesse a sa place dans cet écart des lectures. La lecture orale débite 9 000 mots / heure, soit deux à trois fois moins que la lecture silencieuse. En anglais, on compte 250 à 300 mots / minute pour la lecture silencieuse, 150 seulement pour un audio-livre. Et c'est sans doute encore un peu moins pour la lecture au théâtre, où le lecteur est aussi acteur, usant des gestes, mimiques, pauses.
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jeudi 18 mars 2010

Du magazine aux magasins

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Marie-Pierre Cueff, Du Magazine au Magazin. Maîtriser la mesure de l'efficacité publicitaire, éditions Mathoine, 2009, 203 p., Index, annexes

Le sous-titre énonce l'intention de l'ouvrage Marie-Pierre Cueff a rédigé un manuel d'utilisation publicitaire de la presse dont la clarté et le didactisme doivent beaucoup à son expérience professionnelle (L'ExpressLe Parisien, Mondadori).

La première partie est consacrée à la mesure de la presse : diffusion et audience. Description serrée, pointant la plupart des objets de débats, ne reculant pas devant des aspects parfois difficiles à vulgariser comme la probabilisation pour le média planning.
La seconde partie concerne les différentes modalités de la mesure de l'efficacité. Enfin, l'ouvrage traite des panels de consommateurs et de distributeurs.
Les annexes sont toutes utiles et utilisables. Table des matières limpide. Ce manuel sera bienvenu pour les étudiants (marketing, communication, publicité) mais aussi pour les stagiaires et les chargé(e)s d'études débutants en régie publicitaire ou en agence média. Il permettra aussi aux professionnels entrant dans les médias par Internet de mieux comprendre les fondations analogiques de la presse (legacy) et sa difficultueuse mutation numérique. La méthodologie et l'utilisation des audits du CESP mériteraient un développement.

Ce manuel présente deux limites. Tout d'abord, celle, inévitable, qui tient à l'évolution rapide de l'industrie publicitaire, et à sa transformation numérique galopante (analytics, écrans, DOOH, smartphone, eye tracking, e-commerce, etc.).
Ensuite, l'auteur a choisi de s'en tenir strictement au support papier et elle remplit ses objectifs. On peut, bien sûr, regretter que ne soit pas couverte l'approche globale des marques de presse pour le média planning, alors que le numérique représente une partie croissante des audiences totales de la presse magazine... Mais ceci ne retire rien aux qualités d'outil de travail de cet ouvrage pour l'utilisation publicitaire de la presse papier. L'annonceur, qui, rappelons-le, finance l'essentiel de la presse magazine, s'intéresse d'abord à des résultats indiscutables, mesurables : les ventes des produits en magasins. Où tout se joue, avec le packaging, le merchandising et la visibilité en linéaire. Comment apprécier la part de la presse magazine dans les ventes, d'autant que d'autres médias interviennent, la radio, la télévision, etc. Et puis la presse magazine est surtout un média d'image, donc d'image de marque. Efficacité rarement immédiate, difficile à mesurer.

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dimanche 14 mars 2010

Le peuple des livres et l'imprimerie d'ouvrages en yiddish

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Jean Baumgarten, Le peuple des livres. Les ouvrages populaires dans la société ashkénaze 16e-18e siècle, Paris, Albin Michel, 570 p. Bibliogr. Index, 25 €

Les premiers livres imprimés de la culture juive sont d'abord des livres en hébreu, conçus pour les lecteurs savants ; les incunables (ouvrages de l'imprimerie débutante, 15e siècle) sont donc en hébreu. Ensuite, seulement, l'imprimerie touche progressivement les publications en yiddish, langue populaire (comme l'allemand ou le français étaient les langues vulgaires du latin, langue savante).
Analysant le développement de l'impression d'ouvrages en yiddish, Jean Baumgarten expose dans le détail la fabrication de ces ouvrages et, en marche, ce qui se passe quand une culture populaire européenne passe de l'oral à l'écrit. Le travail d'édition réunit de nombreuses collaborations et métiers d'écritures : traductions, compilations d'anthologies, réécritures (à partir de textes originaux en hébreu), adaptations, ajouts de commentaires... Il s'agit certes d'améliorer le texte mais surtout de l'adapter, par des variantes, aux diverses aires de diffusion géographiques européennes, aux divers lectorats. Les imprimeurs pratiquent donc un marketing, plus ou moins tacite, de segmentation et de ciblage.

On y voit à l'oeuvre toutes sortes d'auteurs agrégateurs, copiant des textes, y mêlant leurs propres commentaires. Certains seront accusés de plagiat : Jean Baumgarten évoque la remise en question de la notion d'auteur au profit de celle - non moins confuse - de "passeur" (p. 50). Mais comment dégager l'originalité d'un contenu qui fait l'auctor et le distingue comme tel Des problèmes émergent alors que l'on retrouve avec l'édition sur le Web, problèmes embarrassants, loin d'être réglés par le droit actuel : propriété intellectuelle, droit moral et patrimonial.
Les ouvrages de vulgarisation trouvent leur marché et leurs lecteurs en mettant à la portée de ceux qui sont moins instruits, et notamment les femmes (frume vayber), des textes édifiants pour compléter la parasha de la semaine, à lire pour l'étude pendant shabbat. Textes rendus accessibles à ceux qui ne lisaient pas, ou mal, l'hébreu, aux personnes humbles (gemeyne volk), "culture des pauvres". Jean Baumagarten évoque notemment "Le Commentaire sur la Torah" ("Tseenah Ureenah", "Sortez et regardez") qui a connu 250 éditions depuis sa première publication en Pologne, vers 1610. Cet ouvrage, traduit en français par Jean Baumgarten, est désormais aaccessible en livre de poche (Editions Verdier, 1 000 p., 24,8 €). La préface du traducteur, remarquable, souligne la structure originale de cet ouvrage, structure orale, qui semble un montage hétérogène : l'auteur, prêcheur itinérant (maggid), compose son texte, le découpe et le monte selon le rythme hebdomadaire de la parasha.
Circulation dans toute l'Europe de la main d'oeuvre compétente, éditions au format de poche, plus commodes pour les pauvres, pour les voyageurs (portables), finesse des modèles d'affaires : le travail de Jean Baumgarten démonte et montre dans toute sa complexité, l'économie du livre qui a permis la formation et la diffusion de ce capital culturel en yiddish.

On y entrevoit aussi un marketing naissant : par exemple, à la fin d'un livre pieux (1712), comme il reste quelques pages blanches, un auteur publie un conte, en teasing pour annoncer la publication prochaine d'un volume complet de tels contes (p. 59). La page de titre comporte parfois des éléments de marketing et d'autopromotion.
Des normes de lisibilité propres au livre imprimé se dégagent qui l'émancipent progressivement du manuscrit (codex) et de l'incunable. Le chapitre 3 décrit le rôle de la stabilisation des normes de production du texte facilitant la mémorisation, l'autodidaxie. Ce "conditionnement mental", l'efficacité de cette inculcation résultent d'une relation dialectique entre régularité et règles, entre imprimerie et normes religieuses, entre composition et lectures. Plus loin, l'auteur décrit la progression de la lecture individuelle, solitaire, mettant le lecteur hors de portée des érudits et des maîtres, lorsque la culture passe d'une lecture oralisée, socialisée, contrôlable, à une lecture silencieuse et autonome (p. 510). Un habitus nouveau et un partage du savoir différent se mettent en place.

Cet ouvrage érudit fait connaître un grand pan de l'histoire des médias dont les problématiques recoupent nombre de celles que nous rencontrons aujourd'hui : format et portabilité (cf. tablettes, smartphones, ebooks), choix des caractères pour la micro-lisibilité (polices de caractères, lettrines, balisages), organisation du rythme visuel de la page selon les types et la hiérarchie des objets à lire (texte, prières, commentaires, explications), rôles du paratexte scripto-visuel (péritextes, lexiques, illustrations à fin didactique). Toutes ces stratégies textuelles qu'Internet est encore bien loin de dominer (usability).
Signalons encore le chapitre 15 sur la censure. Interdiction, confiscation, brûlements... On brûlera - déjà ! - des livres de culture juive sans que les populations européennes s'en offusquent, témoignage lugubre d'une acceptabilité criminelle en cours de constitution.

Beaucoup des observations média effectuées par l'auteur recoupent celles déjà rencontrées dans l'étude de l'imprimerie des ouvrages chrétiens, dans l'histoire du passage du latin aux langues vulgaires (beaucoup d'imprimeurs, juifs ou chrétiens, travaillaient d'ailleurs ensemble à l'impression des deux types d'ouvrages). La "galaxie Gutenberg" était amputée ; avec l'ouvrage de Jean Baumgarten, le tableau du passage des cultures manuscrites et orales européennes à des cultures d'imprimés avec leurs livres innombrables et leurs lectures silencieuses est désormais plus complet.
On perçoit à cette occasion tout ce que manque la transmission scolaire de l'histoire des cultures de l'Europe moderne, de la Renaissance aux Lumières (Haskala). Il faut mettre à jour les manuels européens d'histoire !
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jeudi 4 mars 2010

Lettres croisées de Jérôme et Augustin

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Voici les lettres croisées de deux éminents théologiens chrétiens, Pères et Docteurs de l'Eglise, échangées à la fin du quatrième siècle de notre ère (394-419). Edition bilingue (latin / français), traduction et annotation par Carole Fry.
Bien sûr, il ne s'agit pas ici de commenter les débats théologiques qui constituent le coeur de ces échanges épistolaires, mais d'observer, guidé par l'introduction de Carole Fry, ce que cette longue et lente correspondance révèle du courrier, de sa culture et de son histoire. La lettre est l'un des médias majeurs de cette époque romaine ; le décalage historique, en dépaysant, fait voir les transformations subies par ce média depuis une quinzaine de siècles, transformations invisibles lorsque l'on s'en tient à de brèves périodes d'observation. Pour situer l'écart à la norme de la correspondance des deux célèbres théologiens, l'auteur publie en annexes quelques pages consacrées aux usages épistolaires extraites d'un manuel de rhétorique de l'époque, rédigé par Caius Iulius Victor. Par bien des aspects, sauf la longueur des missives, cette correspondance suit les usages courants de l'époque.



  • Les lettres sont dictées, dites d'abord. Par conséquent, l'écriture, l'invention, la rhétorique suivent d'abord une logique orale ; elles ne sont pas manuscrites par l'auteur (olographes) mais par un secrétaire. L'auteur, au mieux, ajoute quelques mots de sa main à la fin de la lettre en la signant pour l'authentifier. La dictée et la lecture à voix haute par un tiers sont la règle, surtout pour des auteurs âgés qui ont mauvaise vue. 
    • Voilà qui renvoie aux applications et logiciels permettant de dicter sur un ordinateur ou un téléphone, de faire lire des textes à voix haute sur un ebook...
  • Le latin de cette époque, et de ces deux auteurs, est une langue de distinction, presque ésotérique, volontairement non populaire : "si les textes latins sont difficiles à comprendre, c'est qu'ils ont été conçus pour l'être", souligne Carole Fry. 
    • Quel est l'équivalent de ce latin, aujourd'hui ? Qu'est-ce qui assure, dans l'univers numérisé, cette fonction langagière de distinction, de séparation socio-linguistique ?
  • La lettre est souvent lue en chemin par des lecteurs imprévus, indiscrets parfois, qui s'intercalent entre l'auteur et son destinataire au cours des différentes étapes de l'acheminement. L'intimité du courrier n'est pas assurée, auteurs et destinataires le savent et en tiennent compte. La lettre peut être non seulement lue mais aussi copiée et recopiée, et ceci d'autant plus que la lettre est longue et peut être assimilée à un traité (libellus). Le sachant, l'auteur écrit aussi pour ces destinataires clandestins, au-delà de la cible à qui la lettre est adressée (exemplaria). La notion de correspondance privée est relative : quand le destinataire reçoit sa lettre beaucoup l'ont déjà lue avant lui, ont créé du buzz, parfois souhaité et bienvenu, parfois hostile. 
    • De la même manière, Internet est un lieu de correspondance publique souvent asymétrique (blogs, commentaires, mur de Facebook, etc.) où se redessine la notion de communication privée.
  • La mise en page (colométrie) joue un rôle dans la lecture des lettres manuscrites. La lettre est mise en page par le secrétaire, selon des standards précis formateurs d'habitudes de lectures. 
    • Les travaux de eyetracking et d'ergonomie visuelle dans le e-mailing commercial cherchent à repérer les stratégies de lecture.
  • Le temps épistolaire de cette époque n'est pas le nôtre. Le transport de la lettre est approximatif, assuré par des messagers parfois peu scrupuleux, dans des conditions difficiles (naufrages, vols) ; aussi, le temps séparant l'envoi d'un courrier de sa réception peut être très long. En cours de route, les lettres peuvent être perdues, modifiées (falsifiées), détournées pour un temps de leur destination. Ainsi, la lettre N°102 mettra deux ans pour atteindre Augustin à Hippone, port romain en pays Berbère, (aujourd'hui Annaba, Algérie), transportée par mer, depuis Béthléem, au sud de Jérusalem, où habite Jérôme. Cette incertitude du courrier oblige les auteurs à renvoyer certaines lettres qui, heureusement, ont été recopiées et archivées avant envoi (cf. pp. 108-109). 
    • Notre conscience du temps est formée par le rythme de la communication. Le rythme des médias électroniques se rapproche de la conversation face à face, la correspondance Augustin-Jérôme de celle des livres. Les courriers égarés n'ont pas disparu avec le courrier électronique (dans la boîte à spam, mauvais libellés, changements d'adresse, modifications sur les serveurs, etc.) et l'exigence pénible d'archivage. Rien n'est jamais sûr.
  • Tout ceci explique la difficulté d'établir aujourd'hui le texte authentique (ecdotique) de cette correspondance : il y a tant de variantes, de commentaires intégrés au texte original, de mises à jour plus ou moins justes, d'accrétions diverses. Comment faire la part de "l'incurie des copistes", des messagers et celle d'une oralité parfois débraillée dictant dans l'urgence ("la fougue de celui qui dicte", dit Jérôme) ? 
    • Qu'est-ce qu'un texte authentique, faut-il en séparer les commentaires, exclure les "copiés collés" ? Qu'est-ce qu'un auteur ?
  • Carole Fry conclut son introduction en évoquant la traduction : éloge du renoncement, de l'humilité du traducteur (p. LXIV) qui ne peut se sortir d'une telle épreuve qu'avec une traduction littérale, enrichie de notes explicatives.
L'histoire de la correspondance remet en perspective notre sensibilité au temps ; rien de plus historique, de plus cultivé que notre sensibilité "spontanée". L'authenticité d'un texte, la vie publique d'un texte privé, le rapport au temps dans la communication et ses effets sur l'écriture, sur la pensée, la confidentialité, la discrétion, autant de notions "naturelles" et évidentes que ce livre invite à considérer. D'autant qu'avec Internet, la communication électronique (blog, copie, faire suivre, etc.) retrouve certaines des propriétés anciennes du courrier que les XIX et XXièmes siècles ont refoulées.
Ce livre constitue un point de repère précieux pour la compréhension et l'analyse des médias numériques. La connaissance des médias se lit où parfois on ne l'attend pas.
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lundi 1 mars 2010

Twitterature ! Twittémathiques ?

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Les médias numériques modifient la relation au temps, à la durée : patience et impatience, formats, activité multitâche, etc. Nombre d'éléments constitutifs de la communication sont bousculés. Les médias et la littérature retrouvent un débat lancé depuis longtemps : sous quelle forme publier une oeuvre ? Quelle est sa longueur optimale ? Tolstoï lui même a écrit une version "courte" de "Guerre et Paix" (Guerre et Paix le feuilleton, à paraître en avril 2010 aux Editions du Rocher).
Simplification pour jeunes lecteurs (littérature enfantine), version BD ou mangas, découpage en feuilletons, anthologies de "grands textes", compilations, résumés commentés et pré-digérés pour élèves / étudiants pressés... la littérature a déjà tenté tous les formats du papier. L'école aussi, du De viris illustribus de Lhomond (textes latins simplifiés pour la classe de 6ème, 1779) au Lagarde et Michard (pour le lycée, 1948-2003).

L'apparition de nouveaux formats avec les supports numériques de lecture de nouveaux médias est logique. Nous n'en sommes qu'au tout début. Quelques exemples.
  • FT Press (groupe Pearson) publie des ouvrages dont la taille a été réduite (Elements vendus 2 $) et d'autres conçus d'emblée pour être brefs (Shorts, vendus 3 $) en eBook (pour le Kindle d'Amazon et pour le support numérique Barnes and Noble).
  • On modernise parfois des modalités de diffusion ancienne : DailyLit et le feuilletonnage numérique comme on a publié et lu Balzac, Eugène Sue et bien d'autres.
  • On a écrit des romans par SMS au Japon ...pays de haikus ! Romans finalement édités en ouvrages papier : 2,6 millions d'exemplaires vendus pour "Deep Love" de Yoshi, porté au cinéma, en mangas, etc. Cf. en anglais, textnovel.com ou MobaMingle.

Twitterature pousse la provocation un peu plus loin, avec humour : réduire un ouvrage classique à un ensemble de twitts. Il faut imaginer Ulysse racontant ses aventures odysséennes en quelques twitts... ou encore Swann concluant "Swann's way" : "Wow. Time flies when you're writing books" (p. 102). Le twitt convient surtout aux romans dont on peut extraire des actions, que l'on peut raconter. Mais twitter la poésie et la philosophie ? Twitter Rimbaud, Montaigne ? Plus compliqué. Le twitt peut devenir un excellent exercice scolaire, pas plus indigne que le résumé que l'on demande à certains concours. D'ailleurs, pourrait-on twitter un cours ? Résumer une démonstration mathématique en quelques twitts. Twittémathiques ? Chiche !

Notons que nos iconoclastes twitteurs - tout comme les auteurs de m-novels -en reviennent à un format classique pour publier en un livre leurs gentilles insolences (avec un glossaire) et chez un éditeur des plus classiques de la littérature anglophone (Penguin). Hommage de Twitter au livre et au papier ! D'autant que ces twitts ne peuvent être pleinement appréciés que si l'on a lu la version longue. Enfin, comme ils l'écrivent : NM (Never Mind)...
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