dimanche 29 août 2010

Des médias selon Rauzier

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Remarquable exposition d'oeuvres de Jean-François Rauzier au Musée des Années 30 à Boulogne.
Rauzier pratique l'"hyperphotographie". Travail rendu possible par l'évolution numérique de la photographie.
Affiche de l'expo
"Mes images sont la concrétisation d'un vieux rêve : voir à la fois plus loin et plus près". Travail de multiplication des différences infimes, répétitions innombrables : définition de l'évolution des médias, entre réseaux sociaux et internationalisation.

L'univers photographique de Rauzier fait penser, anticiper les médias. Sa "Cité idéale 1" (2007) est une vision magnifique et terrifiante de notre monde : immeubles à l'infini, antennes en rateau sur les toits, antennes paraboliques aux fenêtres. Derrière les vitres de chaque fenêtre, un individu cagoulé regarde la télé... L'espace public est jonché d'objets et de signes hétéroclites, tags sur les véhicules et sur les murs... Mobilier urbain, cabine téléphonique, délabrés. Reste, dans ce champ de bataille en apparence déserté, la Brasserie des cheminots, avec la télé allumée à l'intérieur. (Voir dans Connaissance des Arts la décomposition didactique par l'auteur de la réalisation de ce tableau hyperphotographique, pp. 32-33).
"Babel", la série des tableaux produit des immeubles avec leurs façades vitrines qui alignent, par milliers, bureaux et cages d'escaliers. "Trafic" (2008) regarde de haut monter le déluge automobile tandis qu'au loin, des petits passants inconnus,vétus de noir, qui nous ressemblent, traversent sur un pont (Rauzier rêve de Detroit !). Urbanisme misérable de la sérialisation, de l'enrégimentement. Pas d'espace public ou alors sinistré... Les "multitudes" sont là, invisibles. Car dans le foisonnement des détails, une vie semble se réinstaller, prenant le maquis dans la ville, l'intimité se reconstituant dans la désolation de l'ensemble. Patchwork, puzzle... networks, mashup : il y a du Fibonacci, du Borgès et du Pérec dans ces architectures bizarres et réalistes. Rauzier évoque aussi Bosch, Kafka, Magritte, Orson Welles, les mangas,Tarkovski pour baliser son univers mental. Ces "tableaux" qui saisissent la beauté de la destruction des villes ont quelque chose de baudelairien ("palais neufs, échafaudages, blocs // Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie").

Connaissance des Arts, H.S. n°448
Les médias ? C'est ce parking ou usine désaffectés, où gisent, par milliers, des téléviseurs allumés diffusant des images différentes ("Quotidien", 2008), cet espace de friches industrielles sur-taggé, bordé de panneaux publicitaires et peuplé d'écrans ("De père en fils", 2007), cette plage que recouvrent des réveils comme des galets ("On Time"), cette Cène au loin réunie sur un océan jonché de journaux ("Latest News"), cette Place Vendôme occupée par des manifestants ("Mai 08"), chacun arborant un ordinateur portable, ouvert, écran allumé sur des images différentes, ces "Bibliothèques idéales" immenses, somptueuses, peuplées des auteurs favoris, tellement belles et dont l'anachronisme éclate ; on pressent le saccage. Le virtuel dévore le réel.
"Outremonde" inventé, analyse menée à partir d'éléments de la photothèque de Rauzier, nous le reconnaissons ce monde, nous l'avons déjà entrevu dans la "jungle des villes", anticipé avec les propriétés sociales des médias. Rauzier ne nous surprend pas ; ce monde imaginaire n'est pas une fiction, sa possibilité menace. D'où l'"Inquiétante étrangeté" ressentie lors de la visite de l'exposition en se noyant dans ces tableaux, happé par la dialectique du regard, scrutant les détails et submergé par l'image d'ensemble. L'expression de Freud ("Das Unheimliche") pour dire l'étrangeté de la proximité convient à cette expérience, radicalement intime et étrangère: "Deuil et mélancolie".
Quelles ruines industrielles laissera la société numérique ?
Rauzier est un "voyant".

lundi 16 août 2010

Générations médias

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Michael Jäcker, "Was unterscheidet Mediengenerationen. Theoretische und methodische Herausforderungen der Medienentwicklung", Media Perspektiven, Heft 5 - 2010, pp. 247-257.

La revue de langue allemande, Media Perspektiven est une revue de la régie publicitaire de ARD, la première chaîne allemande du secteur public de radio-télévision (ARD-Werbung Sales and Services). Elle couvre l'activité de recherche média et publicité en Allemagne.

"Qu'est ce qui différencie les générations médias ?" Que les technologies marquent ou définissent des époques est une chose. Que les technologies de communication distinguent les générations en est une autre. On va souvent vite en besogne lorsque l'on s'en tient au groupe d'âge comme variable d'homogénéisation et que l'on omet ce qui disperse ce groupe d'âge, hétérogène quant à l'assimilation des technologie : la capital culturel et scolaire légitime, la situation économique, l'habitat, etc. Toutes variables héritées de la famille ("ein Defizit, das den Kindern quasi durch die Eltern vererbt wird", p. 250).
Au prix de quelle cécité met-on l'accent sur la génération, pourquoi privilégier cette notion ? Ainsi, parler de "digital natives" n'a pas de pertinence sociologique mais constitue un de ces fameux discours d'accompagnement des intérêts économiques d'une époque : il faut bien encourager la consommation des technologies "modernes" et démoder les anciennes ; ces notions font partie de la panoplie d'incitation et promotion de la modernité. Il est plus vraisemblable que toute nouvelle technologie disperse un groupe d'âge selon ces variables, que la technologie numérique n'est pas "une" et qu'une population s'en approprie plus ou moins certains de ces traits. Et que, pour une familiarité ou des usages donnés d'une technologie émergente, les proximités sont plus le fait de la situation économique et du capital culturel que de la génération. Toute technologie crée des classes d'usagers, classes qui recrutent dans toutes les générations. Aussi, parler de "génération iPhone", c'est user d'une terminologie maladroite pour parler de l'époque de l'iPhone.

L'article de Michael Jäcker est consacré aux enjeux méthodologiques et théoriques de la recherche média. Dans sa première partie, l'auteur reprend et passe au crible des notions courantes, qui (de notre point de vue) font obstacle épistémologique à une approche rigoureuse des médias (obstacles verbaux, selon Bachelard) : la notion de génération et de catégories d'âge elles-mêmes ("Kritischer Umgang mit Alterskategorien erforderlich") et l'hypothèse d'homogénéité de culture et de comportements qui l'accompagne ("Homogenitätsannahme"), la notion d'ère de d'information ("in einem Informationszeitalter zu leben"), la notion de "digital divide", le primat donné à l'inter-générationnel sur l'intra-générationnel, etc. Equipé de ce doute que l'on souhaiterait plus systématique, hyperbolique, dans la recherche média, l'auteur reprend les études qui traitent des générations média. Exposé et critique salutaire.

D'une manière générale, on observe une réticence, une résistance des travaux sur les médias à prendre en compte des variables scolaires (réussite, échec, filière), des variables de modes de vie pour s'en tenir plutôt à des notions courantes, commodes et peu distinctives (sexe, âge, équipement, niveau de vie, etc.). Tout se passe comme si tout était fait pour écarter les différences. On veut à tout prix trouver dans les médias une culture uniformisante, la classe d'âge transcendant les classes économiques et culturelles. Pourtant, tout indique le contraire : le prix d'un téléphone varie de 1 à 10, les factures de téléphone également, l'accès à Internet varie considérablement selon les équipements, les types d'abonnements : s'en tenir au fait de disposer d'un téléphone portable pour parler de génération numérique, variable dichotomisée, simplifie tout. De même, pour faire "masse", prendre comme critère le fait d'"utiliser Internet au moins une fois par semaine" (voire "une fois par mois" !)... Toutes ces statistiques simplificatrices aplatissent les différences ("nivelliert diese Differenzierung") et contribuent à l'illusion pacifiste d'un monde irénique, unifié et débarrassé des "luttes des classes" par et dans la technologie. Sociologies euphorisantes !

Ce travail de synthèse donne un éclairage critique indispensable sur l'épistémologie d'une recherche média empêtrée dans des méthodologies inappropriées (l'analyse d'une recherche américaine sur des étudiants et Internet), stérilisantes, conçues pour des pratiques d'habitude, suivant la règle des trois unités : "Qu'en un jour, en un lieu, un seul fait accompli // Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli", le média analogique suivait encore Boileau ! La déclaration était facile et crédible. A vouloir aujourd'hui traiter les médias numériques avec les méthodologies conçues pour des médias analogiques, le travail de recherche est relégué dans la sphère des études de célébration et d'accompagnements (cf. travers détecté par Sandrine Médioni dans sa thèse).
La première urgence dans les études média est d'inventer des méthodes de recherche propres à l'univers numérique, d'en établir les cadrages indispensables. Et, surtout, de définir cet univers dans sa relation aux pratiques plus anciennes et qui subsistent : non seulement la télévision et la presse, mais aussi, ce que l'on "perçoit moins" comme médias, l'écriture manuscrite, la conversation face à face, la réunion, la présentation, la carte de visite, le marketing direct, le cinéma en salles, la montre, la carte postale, etc. Quel est le statut de ces pratiques, comment se mélangent-elles à celles nées des technologies numériques ?
Enfin, la notion de génération, comme d'autres catégories de massification, doit sans doute beaucoup à la difficulté d'accès des chercheurs aux "autres" : autres générations, autres milieux sociaux dont témoignent le nombre de travaux faisant appel aux échantillons d'étudiants, aux "inactifs", aux classes moyennes... gibiers faciles des enquêtes..
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mardi 3 août 2010

L'iPhone et l'amour du musée

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L'iPhone investit le musée. L'appli iPhone de l'exposition prend la place du guide de l'exposition, invitant à une visite linéarisée où l'on enchaîne les "tableaux d'une exposition" comme dans une visite guidée.

Dans le musée : invitation à télécharger et utiliser l'appli 
Pour l'exposition "Edvard Munch ou l'Anti-Cri" à la Pinacothèque de Paris : l'appli est vendue 3,99 €, chaque tableau (numéroté) est commenté.
Remarquable outil qui complète et enrichit la visite, au même titre que le le catalogue (qui n'est pas encore disponible en livre électronique). Grâce à cette appli, la visite peut être préparée, sauvegardée, approfondie, assurant plus aisément "la présence, dans [notre] vie, de ce qui devrait appartenir à la mort" (Malraux). Le numérique réinvente le "musée imaginaire"

D'autres fonctionnalités issues des transformations numériques se dessinent, concernant la gestion et l'organisation du musée "réel" et de ses publics :
Copie d'écran d'iPhone

  • Connaître les audiences, les déplacements, le temps d'arrêt dans chaque pièce, devant chaque tableau, gérer les files d'attente : tout cela que peut apporter le numérique au musée (Majority Report). Dans un musée, on observe comme dans tout espace social,  une trajectographie des visites, une économie de l'attention, une notion de durée (répétition, revisites), etc. L'optimisation de l'espace et du temps muséaux permet d'améliorer le confort de la visite et de rendre compte de l'attention portée aux partenaires de l'exposition (ici : FNAC, Media Transports, Paris Match, La Tribune, LCI, France Info).
Mais, ce que ne changera pas le numérique, ou à peine, c'est "l'amour de l'art". L'école, l'université et la famille en détiennent les clefs, seules capables de rompre la "reproduction" et l'exclusion de "l'amour de l'art". L'effet de la distance géographique, si discriminante dans les pratiques culturelles, peut être atténué par le numérique mis à portée de tous, plus que ne pouvait le réaliser le livre d'art. 

Références
Pierre Bourdieu, Alain Darbel, Dominique Schnapper, L'amour de l'art. Les musées d'art européen et leur public, Paris, Minuit
André Malraux, Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard
Chloé Tavan, "Les pratiques culturelles. Le rôle des habitudes prises dans l'enfance", INSEE Première, N°883, février 2003.
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