dimanche 31 octobre 2010

Les lumières de la pub

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Philippe Artrières, Les enseignes lumineuses. Des écritures urbaines au XXème siècle, éditions Bayard, 164 p. Bibliogr.
Avec l'électricité urbaine arrivent les enseignes lumineuses, symboles de la modernité de la ville. Paysages électrographiques dont les Grands boulevards (dès 1889), les gares, les grands magasins parisiens font une apothéose. La publicité s'empare de ce moyen nouveau pour produire messages et signes des marques ; on crée même un "journal électrique" qui s'exprime en "écriture flamme", alternant nouvelles et produits.

Déjà, créativité et innovation scientifique sont stimulées par la publicité comme aujourd'hui elle l'est par les écrans et leurs messages numériques (digital signage). Le monde du néon se développe (Claude Lumière) : le Cinzano s'écrit en blanc sur fond rouge Boulevard Haussmann et l'architecture incorpore la lumière (cinéma Gaumont-Palace, place Clichy, 1931). La publicité, enrôlant les premières psychologies de la perception et de l'attention, produit une théorie pratique de ce nouveau moyen de communication de masse qui rénove l'affichage.
L'auteur raconte l'histoire ignorée de ce média, de ses héros, de ses entreprises innovantes et de sa réglementation trop foisonnante : la société met plus d'énergie à réglementer qu'à créer. Ce travail rappelle que la publicité a une histoire, et qu'elle est indissociable de notre vision du monde, ce qui rend cette histoire difficile à écrire.
Pourquoi tant de lumière dans la nuit de la jungle de nos villes (Brecht, "Im Dickicht der Städte", 1923) ? Pourquoi l'exubérance illisible des feux de Time Square (New York) ? Au delà de la sémiologie particulière des messages lumineux, il y a une sémiologie métaphysique de ces "ciels étoilés" de néons et de LED ("der gestirnte Himmel über [uns]"). Il faut avoir vécu à Berlin, la confrontation, de chaque côté du Mur, d'un Est sombre et d'un Ouest illuminé, pour pressentir le rôle des enseignes et des vitrines. Dans cette compétition économique et sociale, il s'agissait pour l'Ouest, par temps de "guerre froide", d'avoir des nuits plus belles que les jours à l'Est.
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samedi 30 octobre 2010

E-books et francophonie

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Dossier sur la francophonie dans l'édtion du week-end du quotidien suisse, Le Temps. Le numéro est orchestré par le romancier Jonathan Littell. En Suisse, ce débat prend une saveur particulière alors qu'un journaliste estime que "la Suisse plurilingue se déglingue" (José Ribeaud, ouvrage publié aux éditions Delibreo). La situation n'apparaît pas favorable au français. Les cantons alémaniques privilégient l'anglais par rapport au français comme deuxième langue étrangère enseignée et un débat est lancé quant à l'intérêt d'une chaîne de télévision bilingue. Interviewée, la présidente de la Confédération déclare : "il faudrait que l'on puisse maîtriser au moins trois langues dont l'anglais" (p.11). L'Europe en est loin.

Le dossier francophonie ne pouvait pas ignorer la lancinante question de la numérisation de la lecture et des livres. Compte tenu de l'enjeu linguistique et culturel,  les tergiversations ésotériques des éditeurs semblent éloignées du vrai monde et des lecteurs. Pourquoi distinguer les supports et favoriser l'un plutôt que l'autre (cf. le taux de TVA) ? De quoi se mêlent ces gens ? Tous ces débats, sans doute perclus de bonnes intentions, représentent surtout du temps perdu. Et si un livre numérique est moins cher pour le consommateur, s'il rapporte plus à l'auteur, qui s'en plaindra ? Les livres papiers sont devenus trop chers pour la majorité des lecteurs, et d'abord pour la clientèle de l'avenir, les étudiants et les lycéens : le livre numérique est une chance unique de rétablir le livre dans son utilité, son accessibilité et sa modernité...

Tant d'atermoiements et d'arguties risquent de faire une victime : la langue française. Au lieu d'accorder un avantage aux auteurs de langue française, aux traductions, on s'égare en défenses de privilèges... et l'on favorise l'anglais qui n'en n'a pas besoin. Attention : ceux qui lisent le plus (diplômés, etc.) lisent de plus en plus en anglais. Pendant que l'Europe bavarde,  le livre numérique représente déjà 10% des ventes aux Etats-Unis. Quant à l'offre numérique d'amazon (kindle), elle compte plus de 720 000 titres en anglais.
Et si les lecteur francophones "ne manifestent pas devant les portes de Gallimard pour réclamer des e-books", ce n'est pas parce qu'ils sont patients mais, peut-être, que, désillusionnés, beaucoup d'entre eux passent à l'anglais (la situation au Canada mériterait d'être observée). Le livre numérique francophone s'épuise en batailles ésotériques. La guerre culturelle décisive est celle des langues, pas celle des supports d'édition et de lecture.
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mercredi 13 octobre 2010

Citoyens du monde de seconde classe

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On peut lire, sur le site de l'un de ces ouvroirs qu'Internet secrète, que l'on vit désormais dans des "pays numériques" ("We No Longer Live In Actual Countries But Digital Ones"). Affirmation qui emprunte à la Carte du Village de Tendre et au "village mondial" : à Mademoiselle de Scudery pour l'euphémisation "précieuse" des relations internationales, à M. McLuhan pour la mondialisation par les technologies de communication.

Internet n'a pas atténué les notions de nation et de frontières mais les a plutôt renforcées en les rendant moins visibles. Rien n'a changé depuis la poste, les octrois et les douanes. La fiscalité des Etats règne sur Internet comme ailleurs, les réglementations nationales s'y épanouissent et l'on s'y soumet. Les adresses IP assignent à résidence ceux qui se croyaient citoyens du monde numérique. Allez donc, en Europe, utiliser Hulu ou quelque autre site de télévision étrangère, impossible. Interdit. Apple précise pour ses utilisateurs : "The iTunes Store, iBookstore, and App Store are available only to persons age 13 or older and in the U.S.".  Allez donc configurer Google pour une adresse dans un pays autre que celui où vous trouver au moment où vous effectuez une recherche ; c'est impossible ("You can only specify a location in the country of your current Google domain"). Et le topos de Google d'expliquer que c'est pour notre bien : "Google knows best". Le ciblage se cale automatiquement sur les langues et les adresses IP : l'annonceur de "votre pays" vous suit sur les sites étrangers, se substituant aux annonceurs d'origine. Il faut de plus en plus d'énergie sur Internet pour être et penser comme à l'étranger.
La Sainte Alliance des très grandes entreprises américaines d'Internet, prétendument mondiales, échappent à la fiscalité des pays qu'elles investissent (optimisation fiscale) mais renoncent à être internationales pour n'être que pluri-nationales pour être efficaces commercialement. Comme la télévision et la presse, Internet gère ses "débordements frontaliers" et abandonne toute prétention mondiale.
Internet déçoit beaucoup d'espérances, d'illusions interculturelles et internationalistes. 
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mercredi 6 octobre 2010

Valery et les médias

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Paul Valéry, "Souvenirs et réflexions", édition établie par Michel Jarrety,  Bartillat, 207 p., Index des noms cités.

Ce volume rassemble des textes de circonstance écrits par Paul Valéry dans des situations intellectuelles plus ou moins mondaines : préfaces, introductions, hommages, conférences, etc. Ces commandes, marketing oblige, exigent la langue de bois mais laissent passer parfois des développements scintillants. Parmi ceux-ci, des réflexions, en passant, sur les médias. Ceux de l'époque : la presse qui règne absolument, le cinéma et la radio déjà mass-médias. L'écrivain voit grandir ces médias sans papier, sans mots écrits et tente d'en deviner les conséquences à long terme, la lucidité le disputant au conservatisme.


"L'avenir de la littérature" est révélateur de cette tension. Valéry montre la langue maltraitée par les techniques, par les importations et déplore l'érosion de la langue poètique : "l'usage de moyens rapides de communication verbale rend la langue usuelle de plus en plus pauvre en formes complexes".
Mallarméen, Valéry décrit un lecteur usé par le journal, par des lectures sans attention, hachées par les transports en comun... "Leur esprit ne trouve dans ces écrits que des éléments bruts d'information ou de distraction rapide" : exacte description de de la demande actuelle de médias dont l'aboutissement est une offre de dépêches d'agence catégorisées par Google News et autres agrégateurs, d'une part, aux contenus people, d'autre part. La production moderne, estime Valéry est une production désarticulée de "données incohérentes". Les médias écrits creusent leur propre tombe, "la langue [...] devient une chose fabriquée d'une façon anonyme par la presse, par l'usage grossier du parler". Dans le développement de la radio, Valéry anticipe l'oralisation de la littérature et, peut-être, un retour à l'oral.
Valéry n'est pas cinéphile ; le cinéma relève de "l'administration des esprits par masse" or, pour Valéry, il n'est d'art que pour "le petit nombre" ; mais il sait reconnaître et observer la complexité coordonnée et la division du "travail mental" qui produisent le langage cinématographique : "une intelligence en fonction", définition que ne réfuterait ni Chaplin ni Eisenstein.

Au bout du compte, dans ces textes brefs, parfois incisifs, la lucidité l'emporte souvent sur le conservatisme. Une lecture actuelle y trouve à se nourrir et à penser. Quand Valéry retient le rôle de la forme dans les médias, percevant la dé-formation inévitable que promeut l'écriture rapide, industrialisée de la presse, quand il insiste sur le rôle primordial de la langue dans l'économie générale des médias, il nous faut écouter. Son avenir ressemble à notre présent.
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mardi 5 octobre 2010

La sphère privée des médias



Enquêtes au domicile des familles : la recherche dans l'espace privé, ouvrage coordonné par Bernadette Tillard et Monique Robin, L'Harmattan, 156 p. Bibliogr.

Les contributions de recherche réunies dans cet ouvrage traitent d'un problème méthodologique que les études média laissent souvent de côté : que se passe-t-il lorsqu'une enquête se déroule au domicile des enquêtés, quand "notre" terrain, c'est leur "chez-soi" (on se rappelle l'étymologie latine de "chez" : "casa"). L'approche rivilégiée par les auteurs est à la fois pratique (manières de travailler, relations d'expériences, conseils, réflexions autocritiques sur le travail accompli et sur les outils), épistémologique (quelles sont conséquences sur les savoirs ainsi acquis de leurs conditions sociales de production, comment se constituent et sont vécus les terrains d'observation) et éthiques (situer les limites de l'exploitation des données, la sécurité des enquêtés, le respect de la vie privée).


Les recheches évoquées dans cet ouvrage traitent presque toutes d'enquêtes menées au domicile de familles "en difficulté", selon l'euphémisme courant. La fragilité des situations d'enquête est expliquée, tout comme sont dégagées les précautions, les trésors d'astuce, de patience et de respect que les enquêtrices (ici, psychologues et ethnographes) doivent déployer pour apprendre de leurs informants sans les trahir, sans les blesser. Toute enquête personnelle risque d'être perçue comme espionnage social au service de plus puissants (ce qu'elle est souvent). Toute relation d'enquête apparaît comme une relation sociale, une relation de classe que tout révèle et rappelle : les vêtements, les manières de parler des enquêteurs, les habitudes domestiques des enquêtés, etc. Les travaux rapportés dans cet ouvrage sensibilisent à la difficulté du terrain et font voir notre ignorance, savamment dissimulée : "qu'est-ce que cela entraîne d'être là, dans le territoire privilégié du chez-soi familial ?" Quels artéfacts installent la relation d'enquête, d'observation plus ou moins participante. Quelles perturbations de la vie ordinaire entraîne cette participation ?
Les questions méthodologiques peuvent être triviales : comment recruter l'échantillon, quelle durée optimale d'enquête, quel rythme des (re)visites ? Elle ne sont jamais exclusivement méthodologiques.

Transférons ces interrogations aux enquêtes média. Que sait-on de l'expérience intime des médias à domicile ? Que peut-on en savoir autrement que par introspection et histoires de vies ? En fait, pas grand chose. On a des statistiques d'équipements (les meilleures sont effectuées au domicile), des déclarations de consommations, des audiences mais on ne sait presque rien sur les modalités concrêtes des consommations, on ne dispose d'aucune observation adéquate sur la culture de télévision. L'ethnographie de l'espace domestique, intérieur, semble impossible : il faut se contenter des observations extérieures et d'inférer. Presque tout est quelque peu biaisé, et peu facile à redresser. Est-il seulement possible, pensable, d'oberver dans le long terme les usages domestiques des médias à domicile ?

Toute enquête est aussi confrontée aux questions de vie privée : en quoi, sur ce plan, la démarche ethnographique se distingue-t-elle de l'analyse des données recueillies sur les comportements d'nternautes ? L'ethnographie, pour l'essentiel, est une pratique visible. Elle perd en intrusion ce qu'elle le gagne en respect et en capacité d'interprétation, en compréhension. L'observation automatique, invisible, repose sur des analyses mathématiques (typologies, catégorisations, etc.) et invente ses hypothèses et ses explications (régressions, analyse multivariée). N'oublions pas la mise en garde de Philippe Descola : "un anthropologue ne commence à faire du bon travail qu'à partir du moment où il arrête de poser des questions, où il se contente d'écouter ce que les gens disent, car poser une question c'est déjà un peu définir la réponse".