mardi 5 octobre 2010

La sphère privée des médias



Enquêtes au domicile des familles : la recherche dans l'espace privé, ouvrage coordonné par Bernadette Tillard et Monique Robin, L'Harmattan, 156 p. Bibliogr.

Les contributions de recherche réunies dans cet ouvrage traitent d'un problème méthodologique que les études média laissent souvent de côté : que se passe-t-il lorsqu'une enquête se déroule au domicile des enquêtés, quand "notre" terrain, c'est leur "chez-soi" (on se rappelle l'étymologie latine de "chez" : "casa"). L'approche rivilégiée par les auteurs est à la fois pratique (manières de travailler, relations d'expériences, conseils, réflexions autocritiques sur le travail accompli et sur les outils), épistémologique (quelles sont conséquences sur les savoirs ainsi acquis de leurs conditions sociales de production, comment se constituent et sont vécus les terrains d'observation) et éthiques (situer les limites de l'exploitation des données, la sécurité des enquêtés, le respect de la vie privée).


Les recheches évoquées dans cet ouvrage traitent presque toutes d'enquêtes menées au domicile de familles "en difficulté", selon l'euphémisme courant. La fragilité des situations d'enquête est expliquée, tout comme sont dégagées les précautions, les trésors d'astuce, de patience et de respect que les enquêtrices (ici, psychologues et ethnographes) doivent déployer pour apprendre de leurs informants sans les trahir, sans les blesser. Toute enquête personnelle risque d'être perçue comme espionnage social au service de plus puissants (ce qu'elle est souvent). Toute relation d'enquête apparaît comme une relation sociale, une relation de classe que tout révèle et rappelle : les vêtements, les manières de parler des enquêteurs, les habitudes domestiques des enquêtés, etc. Les travaux rapportés dans cet ouvrage sensibilisent à la difficulté du terrain et font voir notre ignorance, savamment dissimulée : "qu'est-ce que cela entraîne d'être là, dans le territoire privilégié du chez-soi familial ?" Quels artéfacts installent la relation d'enquête, d'observation plus ou moins participante. Quelles perturbations de la vie ordinaire entraîne cette participation ?
Les questions méthodologiques peuvent être triviales : comment recruter l'échantillon, quelle durée optimale d'enquête, quel rythme des (re)visites ? Elle ne sont jamais exclusivement méthodologiques.

Transférons ces interrogations aux enquêtes média. Que sait-on de l'expérience intime des médias à domicile ? Que peut-on en savoir autrement que par introspection et histoires de vies ? En fait, pas grand chose. On a des statistiques d'équipements (les meilleures sont effectuées au domicile), des déclarations de consommations, des audiences mais on ne sait presque rien sur les modalités concrêtes des consommations, on ne dispose d'aucune observation adéquate sur la culture de télévision. L'ethnographie de l'espace domestique, intérieur, semble impossible : il faut se contenter des observations extérieures et d'inférer. Presque tout est quelque peu biaisé, et peu facile à redresser. Est-il seulement possible, pensable, d'oberver dans le long terme les usages domestiques des médias à domicile ?

Toute enquête est aussi confrontée aux questions de vie privée : en quoi, sur ce plan, la démarche ethnographique se distingue-t-elle de l'analyse des données recueillies sur les comportements d'nternautes ? L'ethnographie, pour l'essentiel, est une pratique visible. Elle perd en intrusion ce qu'elle le gagne en respect et en capacité d'interprétation, en compréhension. L'observation automatique, invisible, repose sur des analyses mathématiques (typologies, catégorisations, etc.) et invente ses hypothèses et ses explications (régressions, analyse multivariée). N'oublions pas la mise en garde de Philippe Descola : "un anthropologue ne commence à faire du bon travail qu'à partir du moment où il arrête de poser des questions, où il se contente d'écouter ce que les gens disent, car poser une question c'est déjà un peu définir la réponse".

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