dimanche 23 octobre 2011

L'homme de la foule, c'est l'homme du Web

.
Edgar Allan Poe, L'hommes des foules, suivi d'un essai de Jean-François Mattei, "Edgar Poe ou le regard vide", Edition Manucius, 2011, 96 p., bibliogr.

Edgar Allan Poe a publié ce conte ("a tale") en 1840. "The Man of the Crowd" est inclus, lors des publications ultérieures, dans les "Mysteries".  L'histoire est simple : le narrateur, dans un café, parcourant un journal, fumant un cigare, observant la rue, se laisse aller à une analyse spontanée des individus de la foule, classant et distinguant les passants selon leurs apparences (vêtements, hexis corporelle, etc.)... Intrigué par un passant qui lui semble inclassable, il le suit dans les rues. Discrète filature. Cet homme, qu'il suit des heures durant, ne fait rien que se noyer dans la foule, parcourant Londres de quartier en quartier à la recherche de foules successives, selon les moments de la journée, foule des magasins et du marché, foule des sorties de bureau, foule du divertissement nocturne... Cet homme passe son temps à rechercher furieusement la foule, comme s'il ne pouvait respirer que dans un bain de foule. Rien d'autre ne se passe.

Edgar Allan Poe termine le conte comme il l'a commencé, empruntant la clé du mystère à une expression allemande pour qualifier un livre : "il ne se laisse pas lire" ("es lässt sich nicht lesen"). L'homme de la foule est comme un gros livre rébarbatif, il ne se laisse pas lire : "peut-être est-ce une grande miséricorde de Dieu" que cette illisibilité (ce sont des mots du "Miserere") de l'homme caché dans la foule, Dieu seul voit ses péchés.
Le narrateur échoue donc dans son enquête ; tout attentif à observer, il ne comprend pas. Aucun signe visible ne l'aide à lire le coeur de cet homme. L'homme de la foule lui échappe. Inutile de continuer à le suivre, il n'apprendra rien de plus qui lui permette de s'identifier à l'inconnu, étranger définitif. "It will be in vain to follow; for I shall learn no more of him, nor of his deeds". Vanité du spectateur, impossibilité de comprendre un tel homme en le suivant, en le regardant (passer), malgré toute l'acuité d'un regard entraîné. On sait tout de lui, tous ses trajets mais pourtant, rien ne le révèle.

Un homme n'est-il compréhensible que comme atome d'une foule, gibier statistique ? Cet "homme de la foule" n'est-ce pas aujourd'hui l'homme des médias numériques ? Celui qui sans cesse se dissout dans des foules virtuelles, se repaissant de la foule de ses "amis" en ligne, sans cesse spamé, "pressé" (crowded, foulé) de déclarer qu'il aime ou n'aime pas, de suivre, de voter, sommé d'être à la mode, au courant... Foules innombrables d'internautes où les algorithmes vont pêcher un savoir : crowd sourcing.
"Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ?" demandait Sartre à l'entrée de son Flaubert (L'idiot de la famille), question à reprendre à propos des outils du Web. Question au coeur de tout ciblage comportemental. Que peut-on apprendre d'un homme dans une foule d'internautes ? Tout, comme le prétendent Google ou Facebook (Open Graph), ou rien d'important ? "Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art" dira Baudelaire, "Les foules", Le spleen de Paris.
.

jeudi 20 octobre 2011

L'emprise des cultures urbaines en France

.
Le nouveau zonage en aires urbaines de 2010, Chantal Brutel, David Levy, Insee Première, N° 1374, octobre 2011

Seules 5% des personnes vivant en France échappent aux cultures de la ville. Toutes les autres obéissent à la ville : même les zones rurales vivent sous l'influence de la ville, même la campagne vit sous le règne de la ville.
En effectuant le zonage du territoire français en aires urbaines, l'INSEE établit une géographie de l'influence des villes. Le zonage est conçu en prenant en compte les déplacements domicile-travail issus du recensement de 2008. Pour chaque aire urbaine, on distingue un pôle et sa couronne. Appartiennent à la couronne les communes dont au moins 40% des actifs travaillent dans le pôle urbain considéré. Notons qu'il y existe des communes multipolaires dont la population active se répartit entre plusieurs pôles.
Cette méthodologie et ces définitions permettent de préciser, d'enrichir ce qu'apprend la notion d'unité urbaine fondée sur la continuité du bâti, notion qui peut donner l'illusion d'une discontinuité fonctionnelle entre ville et rural. Ces deux approches se complètent, s'enrichissent et se rectifient mutuellement.

Cette approche de la ville par son aire d'influence est particulièrement pertinente pour le travail publicitaire, qu'il s'agisse d'échantillonage (études de cadrage) ou de ciblage. L'étude ONE (Audipresse), qui étudie le lectoral de la presse française, recourt à la notion d'unité urbaine pour prendre en compte les types d'agglomération. Des variables sont d'ailleurs mobilisées qui peuvent s'avérer discriminantes pour le ciblage, telle que la densité de la population (distribuée en une quinzaine de catégories).
  • Qu'est-ce que vivre dans une commune rurale sous l'influence de la ville. En quoi ce mode de vie se distingue-t-il de celui des citadins sur le plan des médias ? 
  • Que vaut encore la variable classique de "taille de l'agglomération" ? A quelle explication de la consommation des médias peut-elle servir ? Comment peut-elle contribuer au géomarketing ?
  • Les bases de données utilisées pour le ciblage ou l'échantillonnage peuvent désormais                    associer aux identifiants géographiques les appartenances des personnes aux pôles d'influence et aux unités urbaines. Données pertinentes, gratuites et sans menace pour la vie privée.

dimanche 9 octobre 2011

Tablettes électroniques : le marché des bibliothèques publiques


La bibliothèque de Boulogne (92) met à disposition
troistypes de tablettes : Samsung, Sony et Fnackbook.
Les bibliothèques et centres de documentation constituent un enjeu pour la diffusion des tablettes et autres e-readers, ainsi bien sûr que des livres électroniques de divers formats.
On comprend que les fabricants visent ce marché, direct et indirect, constitué des bibliothèques de quartiers et de villages ainsi que d'établissements scolaires : c'est par eux entre autres que se diffusent les habitudes de lecture, et que peuvent se recruter de nouveaux clients. Ce sont de forts prescripteurs d'usages et, à terme, d'achats.

Aux Etats-Unis, bien après Sony et Barnes and Noble, amazon est entré sur ce marché et aurait déjà réalisé une pénétration importante des bibliothèques de prêts ; amazon parle dans un communiqué de presse de 11 000 bibliothèques équipées, ce qui représente toutefois à peine 10% des celles-ci. Les lecteurs peuvent y emprunter un Kindle (liseuse, e-reader) et des livres pour ce support électronique, à partir du site de la librairie.
Les lecteurs peuvent aussi annoter le livre emprunté et y retrouver éventuellement leurs notes à l'occasion d'un nouvel emprunt (technologie Whispersync). Ils peuvent aussi marquer la page à laquelle s'est arrêtée leur dernière lecture, et la retrouver. La bataille des tablettes ne fait que commencer : dans le Wisconsin, par exemple, quelques bibliothèques prêtent des iPad bourrés de livres.
En France, un même mouvement est en route. Ainsi, par exemple, à Boulogne (Hauts-de-Seine), la librairie municipale prête gratuitement trois types de tablettes : Samsung E-65, Fnacbook et Sony Reader PRS-505. L'arrivée du Kindle et la popularité de l'iPad vont dynamiser ce marché, qui concerne également la presse, magazines et quotidiens : l'iOS 5 propose une appli "Newsstand" et amazon propose un outil de gestion des abonnements (Amazon Print Subscription Manager).
De leur côté, les bibliothécaires étudient les effets des prêts de liseuses tant sur la lecture publique que sur le métier de bibliothécaire (cf. site de l'Association des Bibiothécaires de France).
.

jeudi 6 octobre 2011

Bruit des mots, musiques : la sous-conversation des médias


Anne-James Chaton, Evénements 09, CD ou téléchargement sur iTunes,

Drôle de musique que cette musique et pourtant familière, mixage de mots issus d'informations rabachées du matin au soir. Anne-James Chaton, musicien poète rend compte de l'univers langagier, sonore et visuel, obsessionnel dans lequel nous enferment les médias, si l'on n'y prend garde. Soundscape, paysages de mots, éclats de phrases recréés en studio, rythmés, légèrement accélérés pour les mettre en scène.
Fond de mots automatiques sur lequel se détachent, obstinées, nos paroles, fond dans lesquelles elles se mêlent et se noient. Anne-James Chaton découpe, monte et colle des éléments d'information pour n'en faire que des bruits. La vie quotidienne et lancinante des mots de la vie. Sprechgesang. Mots des tickets de bus, des tickets de caisse, des cours de la bourse, des courses de chevaux, des adresses, des listes, des chiffres, des affichages, des journaux, des étiquettes, des modes d'emploi, mots de pubs, mots promo... Les uns forment une basse continue, ostinato, les autres, énoncés par une voix monocorde, les accompagnent et complètent l'harmonie. Psalmodie. Louis Aragon déjà, évoquant les infos à la radio : "Et c'est comme un essaim de mouches / Ces vocables d'aucune bouche" (Les Yeux et la Mémoire, 1954).

Cette "poésie sonore" est-elle l'inverse de la poésie, un bavardage (Gerede), ou bien sa matière première même, bruit ou signal ? Freud interpète l'étoffe des rêves, et de la rêverie (Tagtraum), en termes de condensation (Verdichtung), terme où l'on reconnaît poésie (Dichtung). Lacan commente et décrit ce travail du rêve dans "L'instance de la lettre dans l'inconscient" (1957) comme "structure littérante (autrement dit phonématique)". La phrase de Hölderlin qui dit l'homme habitant poétiquement la Terre ("Dichterisch wohnet der Mensch auf dieser Erde") prend tout son sens...

Anne-James Chaton donne à percevoir ce dont nous n'avons pas conscience, la relation entre poésie - création et invention langagière - et bavardage / bruit des médias. Poésie des mots qui courent, "sous-conversation" banale faite d'expressions assénées à longueur de journées par les médias, clichés, mots sans auteurs, phrases sans sujet, passivation, inculcation, acceptation. Nous sommes parlés.
Alors que les mots sont devenus la base des outils de recherche et de marketing sur le Web, et que tout va et échoue sur le Web, une réflexion sur l'incorporation et la re-création des mots quotidiens semble utile. Les travaux conduits sur les réseaux sociaux pour déterminer les "sentiments" des locuteurs ("analyse conversationnelle", cf. semantiweb, Viralheat, etc.) rendent cette réflexion encore plus nécessaire.

A écouter. Après, on n'entend plus le fond sonore de notre environnement langagier de la même manière : on l'écoute : fascinant. Google nous réduit à "nos" mots, Lacan aussi : pour l'un comme pour l'autre, nous habitons les signifiants, et ils nous habitent. Anne-James Chaton les tisse.

Exemples :   "L'échec de l'empire"    "The King of Pop is Dead"     "Washington déraille en Irak"