lundi 26 décembre 2011

Espace public et publicité au Moyen-Age. Débats

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Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt et al., L'espace public au Moyen-Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Paris, PUF, 1991, 370 p., 28 €

Rappel à propos de L'espace public. Il s'agit du titre d'un ouvrage de Jürgen Habermas qui jouera un rôle important dans l'élaboration d'une théorie des médias, ouvrage traitant de l'histoire de la communication et de la sphère du public (publicité / öffentlichkeit) au travers de l'exploration "d'une catégorie de la société bourgeoise" (itre en allemand) :
  • Strukturwandel der Öffentlichkeit, Untersuchung zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, suhrkampf taschenbuch, 1962, (Mit einem Vorwort zu Neuauflage 1990), 391 p.
  • L'Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1992, traduction de Marc B. de Launay, 324 p.
"L'espace public", "die Öffentlichkeit" selon l'expression allemande, difficile à rendre en français. L'expression désigne en allemand le fait d'être public (öffentlich = adjectif, public ; die Öffentlichkeit = substantif formé sur "public"). Le fait de rendre public, la publicité, la "sphère publique" ?  Comme souvent les mots nous égarent ou nous éclairent. L'allemand comme le français disposent de plusieurs termes pour désigner la "publicité" : réclame - annonce / Werbung renvoyant à la publicité commerciale, celle qui fait vendre (laquelle en français a une connotation péjorative !) ; publicité / Veröffentlichung - Publizität désignant le fait d'être ou de devenir public. Pierre Bourdieu dira que "l'espace public" est un "concept détestable qui nous vient d'Allemagne", tout en l'utilisant...

Jürgen Habermas voit dans la publicité perçue comme sphère publique la capacité conquise par un public de critiquer, contester et contrebalancer les pouvoirs en place au nom de la raison. Rompant avec la féodalité, cette capacité se développe d'abord en Angleterre puis en Europe occidentale au XVIIIe siècle (elle fonde Les Lumières, l'Aufklärung). Elle se développe à partir des discussions dans les coffee-houses, les loges maçonniques, les clubs, les salons littéraires, pour atteindre le politico-économique (rôle des journaux londoniens, des affiches).
La publicité, "catégorie de la société bourgeoise" selon le sous-titre de Jürgen Habermas, établit la légitimité et la rationalité croissante des décisions politiques. L'auteur estime que cette forme de publicité perd de son importance dans la société industrielle, la publicité devenant l'instrument de développement des marques commerciales. Jürgen Habermas décrit cette situation où les médias de masse sont dévoyés comme "reféodalisation", retour en arrière. Dommage que ne soit pas examiné le rôle de la publicité commerciale dans la démocratisation de l'idée de bien-être, et sa définition.

L'ouvrage collectif d'histoire que coordonnent et dirigent Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt reprend la notion d'espace public (publicité) élaborée par Habermas et en dégage la signification pour des époques antérieures au XVIIIe siècle, le Moyen-Âge, prinicpalement.
D'autres exemples sont mobilisés, ainsi celui de la cité grecque : Vincent Azoulay met en évidence "des lieux informels du politique" (marché, échoppes des barbiers, foulons, cordonniers, par exemple) ; il souligne aussi le rôle des pratiques (culte, chasse, guerre, etc.) sous-estimé par Jürgen Habermas qui s'en tient presque exclusivement au discours.
A propos de Venise, Claire Judde de Larivière évoque des lieux de l'espace public que seraient les gondoles publiques, les ponts (Rialto), tous lieux de passage et de discussion, de "cris et chuchotements".
Bénédicte Sère examine le problème sous l'angle de la disputatio, discussion universitaire : s'il y a "usage public du raisonnement", il n'y a pas toutefois d'objectif d'émancipation.
Au total, 18 exemples sont approfondis, comme autant de cas, apportant unité et variété à ce travail, tant au plan géographique que politique, concernant les lieux, la ville et la Cour ainsi que diverses modalités de l'échange (délibération, controverse, conflit).Variété indispensable à l'établissement critique du concept et à sa vérification empirique.

Au terme de l'ouvrage, la notion d'espace public / publicité s'est enrichie de cette remarquable variation que valorisent, pour le bonheur de la lecture, les différences de raisonnements, d'écritures, de références. La thèse d'Habermas sort de ces multiples confrontations éclairée, aiguillonnée, décapée. L'histoire a bien fourni les "ressources d'intelligibilité" que promettaient Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt en introduction, ressources que nous pouvons avec profit importer dans la science des médias et de la publicité. Ouvrage brillant, stimulant, exigeant, dont la rigueur et la méticulosité n'ennuient jamais. Pour des spécialistes de la publicité, praticiens, chercheurs, étudiants, cet ouvrage est capital.
  • Il remet en chantier les notions de média, de publicité et de communication, invitant à leur extension, à leur unification : on en est encore à de telles bizarreries taxonomiques lorsqu'il s'agit de classer les médias ! La notion d'espace public est plus pertinente, plus systématique que celle de média. Sans doute travaillons-nous avec des définitions restreintes et arbitraires des médias, de la communication et de la publicité (définitions intéressées, imposées par les "grands médias") ; cf. par exemple, l'opposition média / hors média (below / above the line).
  • Allant dans cette direction, nous serons mieux préparés pour comprendre les transformations induites récemment dans la communication par les réseaux sociaux mais aussi par les médias numériques hors du foyer (DOOH), par les supports mobiles qui définissent de nouveaux espaces publics, peut-être en voie d'être mondialisés. La prise en compte de la conversation, de la rumeur, de la viralité, de l'influence, de la réputation, du mimétisme traduisent ce besoin d'extension, de rationalisation du champ de l'étude des médias et de la publicité. Sans compter l'omniprésence, dans la pratique du commerce publicitaire, de la place de marché. Pour une science des médias, de la communication et de la publicité, qu'est-ce que l'espace public aujourd'hui ? N'est-il qu'abrutissement et reféodalisation, comme semblait le penser Jürgen Habermas ? Comment le différencier du lieu public (voir la contribution de Patrick Boucheron, "Espace public et lieux publics : approche en histoire urbaine") ?
  • Ce qui est rendu public par la publicité est principalement le débat commercial (réglementations de la concurrence, associations de défense des consommateurs, comparaisons des produits, etc.). Les médias y interviennent mais aussi les points de vente, physiques ou en ligne, et les réseaux sociaux. Rôle de "publicateur" (latin publicare : mettre à la disposition du public), vieux mot qui était moins ambigu que publicité (c'est encore le titre d'un hebdomadaire régional, lancé en 1850).

jeudi 22 décembre 2011

Galois, l'image de marque d'un génie mathématique

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Caroline Ehrhardt, Evariste Galois. La fabrication d'une icône mathématique, Editions EHSS, 2011, 302 p, Bibiogr., Index, Glossaire mathématique.

Comment se construit l'image d'un génie, image d'une marque remarquable ? Comment se constitue une mémoire, une postérité, une réputation ? Quelles sont les forces qui y contribuent, y ont-intérêt ?
Voici un exemple inattendu : celui d'Evariste Galois, mathématicien, connu et étudié aujourd'hui pour sa contribution à la théorie des groupes qui porte son nom. Le livre est issu d'une thèse pour le doctorat soutenue à l'EHSS sous le titre : Evariste Galois et la théorie des groupes. Fortune et réélaborations (2007).

Travail d'histoire des sciences, d'épistémologie. L'auteur dissèque, analyse, décape sans jamais se laisser détourner des faits,  résistant aux pressions de la légende, distinguant scrupuleusement ce que l'on sait, qui est vérifiable, de ce que l'on suppose, imagine, croit. Du coup, prenant l'icône à rebrousse-poil, elle désenchante (c'est bien là le métier d'une science du social, désenchanter le monde, "Entzauberung der Welt", selon Max Weber). La thèse dégage une double postérité de Galois, fonctionnant selon deux temporalités spécifiques : une postérité politique et une postérité mathématique.  Les interactions de l'engagement républicain de Galois et de ses travaux mathématiques vont produire l'image actuelle et le personnage de Galois en France.

Dans la fabrication de l'image de génie romantique de Galois, les médias de l'époque puis des siècles suivants, journaux et revues spécialisées, jouent un rôle majeur ainsi que les manuels et livres de mathématiques, pour le champ spécifique, spécialisé, des mathématiques (image savante). Les célébrations et commémorations (centenaire, poses de plaques, discours divers, éditions, colloques, etc.) marquent des étapes de la vulgarisation de l'image, des tournants dans sa diffusion, dans la constitution du personnage, d'une sorte de célébrité, people du champ intellectuel.
Caroline Ehrhard montre aussi les manières toutes nationales de recevoir le travail de Galois, différentes en Grance-Bretagne, en Allemagne, aux Etats-Unis où l'on associe davantage le nom de Galois à ceux de Cauchy et de Lagrange (on s'en tient essentiellement à la postérité mathématique). En France, grâce à sa double postérité, Galois est devenu une icône nationale, une production et un enjeu du système scolaire français.

Editions Pole, 6,8 €. Bibliogr.
Comment s'effectue la sortie de la réputation de Galois hors de l'atmosphère strictement mathématique pour atteindre le public non spécialisé ? Elle s'effectue par paliers : d'abord, au début du XXe siècle, le grand public intellectuel l'intègre à ses sympathies politiques, socialistes et dreyfusardes (Les Cahiers de la Quinzaine de Péguy, publient un texte de Paul Dupuis sur Galois), les philosophes professionnels l'intègrent à leur réflexion sur l'histoire des sciences (Couturat, Brunschwig, Tannery, etc.).
Une légende se construit à laquelle contribuent à leur tour des intellectuels non mathématiciens comme Alain ou Ségalen, légende dont s'empare un public élargi public, image tissée de romantisme républicain (le héros meurt d'amour, en quelque sorte, en duel, et pour la République) et de génie mathématique. Jeune beau, amoureux, génial, engagé, généreux, victime, malheureux en amour et en mathématiques, "mathématicien maudit". Tous les ingrédients sont réunis. Nul besoin désormais de mathématiques pour "aimer" et célébrer Galois (on peut d'ailleurs "aimer" Galois sur Facebook, qui compte de nombreux groupes Galois ;-), de divers types). Il y a aussi des films dont un court métrage d'Alexandre Astruc, 1967).

Le beau travail, méticuleux, précis, technique de Caroline Ehrhardt constitue un modèle de rupture avec ce que construisent les médias : il fait voir l'intérêt de l'épistémologie comme analyse du mode de production scientifique, d'une part, et comme analyse de la vulgarisation, d'autre part. Hygiène intellectuel dont les travaux sur les médias devraient s'inspirer. Involontairement, car ce n'est pas son objectif primordial, ce travail montre, décompose l'influence et les effets des médias.

2011 fut l'année du bi-centenaire de la naissance de Galois. Le numéro que Tangente Sup lui consacre illustre à merveille les propos de Caroline Ehrhardt. A côté des explications et illustrations mathématiques (niveau de Terminale S), on peut lire dans ce magazine un article intitulé "Galois, le Mozart des mathématiques" (Victor Segalen avait déjà rapproché de Rimbaud de Galois ; cf. Parallèle entre Galois et Rimbaud, 1906). "Fascination", dit la 4 de couverture qui reproduit le timbre poste que la République Française a émis en 1984, dans la série des "Personnages célèbres" pour célébrer Galois.

N.B.

On peut écouter sur France Culture une émission avec Caroline Ehrhard ("Continent sciences", avec Stéphane Deligeorge ; commencer à 5mn30).

La référence de Max Weber : conférence de 1919, intitulée "Wissenschaft als Beruf", ("la science comme vocation"), publiée en français dans un ouvrage intitulé Le savant et le politique.
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vendredi 16 décembre 2011

Vivre autrement ? Quelle place pour le numérique ?


25. August 2011.  "Les temps modernes exigent trop de nous. Pour l'argent et la carrière, nous vendons notre âme"
"Nous avons tout faux", proclame Tom Hodgkinson, à la une de l'hebdomadaire Die Zeit, il y a quelques semaines (mot à mot : "nous vivons dans le faux sytème") : "Nous pourrions organiser notre vie et notre travail autrement". Faire la une de cet hebdo de langue allemande n'est pas donné à beaucoup d'auteurs. Pourquoi Hodgkinson ? Pourquoi est-il traduit en allemand et pas en français (à ma connaissance) ?
Encart promotionnel dans The Idler pour le site de l'éditeur 

Ce provocateur tranquille est l'auteur de nombreux livres exaltant la vie à la campagne, le refus du salariat, de la publicité, du commerce de masse, de l'école parking, des médias... Dénonciation paisible d'une société de consommateurs asservis, de la compétition, du rendement, du marketing, de tout ce qui enchaîne... Eloge de l'oisiveté : The Idler emprunte son titre aux 103 essais de Samuel Johnson (1709-1784), l'auteur du premier dictionnaire de l'anglais, et qui a inspiré Hodgkinson.

Echos de Summerhill (A.S. Neill), des Choses (G. Pérec), de Walden (H.D Thoreau), de "la classe loisir" (T. Veblen), du Droit à la paresse (P. Lafargue), du situationnisme (R. Vaneigem, G. Debord)... Eloge de la nature et du retour au village. On pense surtout en lisant Hodgkinson à l'adage grec, "Prenez soin de vous", que commente longuement Michel Foucault dans ses cours au Collège de France (epimeleia heautou) auquel la tradition occidentale a préféré le "Connais-toi toi-même" (gnothi seauton). Il y a peut-être aussi dans tout cela du John Lennon : "Imagine all the people living for today"...

Quelle place occupent les technologies numériques dans cette vision du monde ?
Tom Hodgkinson n'aime pas les ordinateurs ("the tyranny of computers"), il déteste les écrans ("screen worlds") de télévision, les jeux vidéo et encore plus Facebook (cf. infra) et Twitter (cf. illustration).  Mais il admet que le Web peut présenter des aspects positifs même si la publicité le défigure (jamais notre détracteur de la publicité ne propose un modèle économique alternatif). L'auteur tient d'ailleurs un blog / magazine, The Idler qui fait également l'objet de publication en livres.
Hodgkinson admet pourtant qu'il lui arrive de commander des livres, de consulter des horaires en ligne, d'écrire des courriers sur son ordinateur... et, sans craindre la contradiction, il publie certains de ses ouvrages pour le Kindle (Amazon).

Dommage que l'auteur se laisse aller à ses élucubrations convenues sur les écrans, l'informatique, la télévision même si, une fois achevées les grandes dénonciations, enfin réaliste et lucide, il recommande aux parents : "N'interdisez pas. Minimisez" ("Don't ban. Minimize"). Attitude pragmatique, en effet, que l'on peut étendre à la plupart de ses critiques de la société contemporaine.

Le Web et son outillage méritent pourtant un approfondissement critique : peut-il y avoir une technologie de la libération ? A quoi riment les oppositions telles que lire / twitter (cf. supra, "Read, don't twitter) ou les affirmations ridicules telles que "everything a computer can do can be done with more pleasure by the old ways" (The Idle Parent) ?

Iconoclastes, les écrits de Tom Hodgkinson poussent parfois ses raisonnements jusqu'à l'absurde et la mauvaise foi, c'est le genre qui le veut. Malgré tout, ils sont stimulants, agréables à lire et, surtout, ils apportent un peu d'air frais et de salutaire contestation dans l'univers clos et égocentrique des médias et de la publicité. Un peu d'insatisfaction et de générosité ne saurait nuire pour contrebalancer les illusions iréniques et intéressées que propagent des gagnants du Web.




Quelques ouvrages de Tom Hodgkinson :
  • We want everyone. Facebook and the New American Right, Bracketpress (je ne l'ai pas trouvé, donc pas lu...)
  •  The Idle Parent, London, Penguin Books, 2009 (kindle edition)
  • The Freedom Manifesto, London, Harper Perennial, 340 p.
et un article de la même veine : "sickness in our industry", in Fast Company (August 2012).

mercredi 14 décembre 2011

Saint-Simon, un monde de courtisans, sans média

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Jean-Michel Delacomptée, La Grandeur Saint-Simon, Paris, 2011, Editions Gallimard, 226 p. 19 €.

Essai sur Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc et pair de France (1675-1755), contemporain de Louis XIV ; essai qui est un roman. Plaisir du mot juste et du bon mot, que partage l'auteur avec son héros. Le lecteur se délecte.
Ce Saint-Simon est un personnage bien loin de nous. Mais Jean-Michel Delacomptée sait le rendre proche et sympathique sans dissimuler sa bizarrerie. Courtisan indépendant, il a le culte de la fidélité. Vertus indissociables : pas de fidélité dans la dépendance... L'auteur suit Saint-Simon dans ses choix de vie dont l'étrange volonté, tardive, d'écrire ses immenses "Mémoires" (8 volumes en Pléiade, Gallimard).

Le monde de Saint-Simon, décor de cet essai, nous surprend par son étrange proximité : le style de vie de l'aristocratie, ses valeurs déclarées et celles qu'elle pratique, la "société de cour" (Norbert Elias s'en servira beaucoup pour sa "sociologie de la royauté et de l'aristocratie de cour"...). En lisant ce film habilement monté de la vie de Saint-Simon, on se rend compte, tout à coup, que Jean-Michel Delacomptée évoque un monde sans média, au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Pas de presse encore, ou si peu, La Gazette de Francehebdomadaire, qui couvre, pour la Cour, la vie à la Cour et la diplomatie ; Le Journal des sçavans, mensuel, sur les sciences en Europe. Des livres, de toutes sortes, de tous formats. Des bibliothèques. Et la messe catholique, hebdomadaire, pour la plus grande partie de la population (Michel Delacomptée a écrit un ouvrage sur Bossuet).

L'essentiel de la communication rapide passe par la correspondance, lettres et billets (surveillés par les pouvoirs) et surtout par les conversations, à la Cour, dans les demeures prestigieuses. Des bruits courent, des rumeurs, des ragots. Ouï-dire. Pour être informé, il faut informer, et fréquenter les lieux où "ça parle", être là, se déplacer à Versailles, propager à son tour les nouvelles, se faire voir et faire voir son rang. Saint-Simon est "homme de lien", dit l'auteur, nous dirions aujourd'hui qu'il est homme de réseaux, qu'il a beaucoup d'"amis".

Il est bien sûr tentant, et risqué, à l'occasion de la lecture du livre de Jean-Michel Delacomptée, de confronter cette vision simplifiée de l'époque de Saint-Simon à l'évolution récente de la nôtre. Nous voyons advenir une société où la conversation et de la correspondance numériques prennent une importance formidable : Facebook et Twitter, Gmail et Snapchat, les messageries et les "mails". Avec ces modes de communication, ne nous pourrions pas, nous aussi, vivre sans média, comme au siècle de Louis XIV ?
Les médias de masse qui, à nos yeux, ont encore statut d'évidence, sont les produits, historiques et datés, de deux siècles industriels, les XIXe et XXe : ils sont apparus, ils peuvent disparaître.
Après tout, imaginons un monde où la communication et l'information passeraient essentiellement par des réseaux sociaux, un monde où tout le monde utiliserait les réseaux sociaux... Imaginons, à titre d'expérience de pensée ("Gedankenexperiment")...

Pourquoi Saint-Simon ? Jean-Michel Delacomptée s'en explique indirectement dans "J'aime mieux lire" (N°77) sur le site de Télérama. D'abord, l'importance de la langue classique, celle de l'Ancien Régime, "langue de la justesse". Michel Delacomptée, "militant de la langue", invite à réfléchir au statut de la langue française, à ses enjeux politiques. La langue lui apparaît la partie la plus négligée de notre patrimoine. Comment construire l'Europe, intégrer des immigrés sans une politique plus ferme de la langue ? Défense et illustration d'un patriotisme linguistique. La communication, les médias, c'est d'abord la langue, puis les langues : ce que défend Michel Delacomptée est au coeur de l'économie des médias.

Référence

Norbert Elias, Die Höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königstum und der höfischen Aristokratie, 1983, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 549 p. Index, bibliogr.
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mardi 6 décembre 2011

En un clin d'oeil : le montage infini

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Walter Murch, In the Blink of an Eye. A Perspective on Film Editing, 2d Edition, Los Angeles, Silman-James-Press, 148 p., 1995-2001, 13,95 $.  Foreword by Francis Coppola.

Ce petit livre regoupe une quinzaine de conférences et articles de l’un des meilleurs spécialistes du montage (editing), suivis d’une longue postface consacrée au montage numérique. A Walter Murch, on doit le montage de “Apocalypse Now” (direction Coppola, 1979), de “The English Patient” (direction Minghella, 1966), “The Godfather III” (direction Coppola), il a aussi remixé “American Grafitti” (direction Georges Lucas, 1973). Expert indiscuté.
En plus d’une vision enchantée de la magie du montage, ces textes constituent, par petites touches, un manuel d’histoire économique du cinéma. Walter Murch fait bien percevoir la logique économique du passage au tout numérique, et d’abord la complexité de la période de transition qui s’achève actuellement (cf. Adieu 35). 
Beaucoup de notations sur l'esthétique du cinéma et la division du travail ("mass intimacy"). Les relations réalisateur / montage sont exposées avec finesse (“it is necessary to create a barrier, a cellular wall between shouting and editing”).
Plus profondément, Murch souligne l’homologie entre ce que recherche le monteur et la créativité inattendue (serendipity) née de rencontres fortuites, de plans inattendus. (p. 46). L’infrastructure commune à tout média numérique se déploie de chapitre en chapitre : l’infinie décomposition des contenus (une image est comme un mot, mais infiniment plus riche - écart qui mesure la distance entre lexical à tout faire et sémantique non formalisable). “You may not be able to articulate what you want, but you can recognize it when you see it”. Vanité de la revendication de "savoir absolu" des vendeurs de moteurs de recherche.
Murch décrit le film comme Freud décrit le travail du rêve (déplacement, condensation, etc.). Les coups d'oeil jetés sur les choses, les paysages, les gens lui semblent autant de montages (cuts) ; de gros plans en montage (cut), Walter Murch croit deviner "la nature acrobatique de la pensée même".
Tout petit livre, beaucoup de suggestions, d'idées à poursuivre, d'intuitions... Un grand professionnel.
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lundi 5 décembre 2011

Misères de la philosophie

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La philosophie semble gagner dans les magazines la place qu'elle perd dans les établissements scolaires. La vulgarisation va bon train. La psychologie avait ouvert la voie.
Ci-dessous, un échantillon de titres, omettant délibérément ceux qui évoquent les "sagesses orientales ", les thèmes religieux ou politiques, qui sont foison.

Philosophie Magazine (2006) avec un hors série consacré à Tintin (2010), un consacré à René Girard (2011)
"Philosophie. Testez-vous", propose Le Point
Philosophie pratique (2010)
Mathématiques & Philosophie (HS de Tangente)
"Connaissez-vous la philosophie", interroge Le Monde (2009)
Les Carnets de la philosophie (2007)
"Les plus beaux textes de la philosophie", (HS du Magazine des livres, 2007)
"Spinoza Kant Hegel", (HS du Point, 2006)
Questions philo (2011)
Les Dossiers Philo (2011)
"A quoi pensent les philosophes ?", HS de Sciences Humaines (2011)
"Edgar Morin. Le philosophe indiscipliné" HS du Monde 2010

La presse magazine investit le marché didactique, le territoire de la dissert et des annales du baccalauréat, disputant aux éditeurs scolaires le marché des ouvrages préparant, le plus vite possible, aux examens, aux entrées dans les écoles de commerce ou de sciences politiques. Tout cela relève désormais d'une catégorie bizarre, la culture générale, qui a ses cours et son coefficient dans les concours, "une vie, une oeuvre". La limite entre livre et magazine est de plus en plus floue, prix, formats, ergonomies, style. Le journalisme triomphe de l'école.

Cette semaine, voici "Karl Marx. L'irréductible". 
Au programme du hors série, on a repris des points de vue de spécialistes sur Marx : à la une, sans prénom, Foucault, Aron, Derrida. Trois grands profs de philo, assurément. Bien sûr, il y a aussi un américain de la post-modernité (Jameson). Et, pour finir, François Hollande, le seul qui ait un prénom. Laisssons aux profs de philo le soin de noter la dissert du candidat.
Et je pense à mon prof de philo, un vrai de vrai, qui, à la fin d'une séance de travail,  proposant d'aller acheter Le Monde au kiosque de la Porte d'Auteuil, marquant un temps d'arrêt, rectifia : "enfin, LEUR Monde".
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