mercredi 18 janvier 2012

Linéarité de notre culture

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Tim Ingold, Lines, a brief history, second edition, 2007, Routledge, London, bibliogr., Index, 28 $ (eBook) ; l'ouvrage vient d'être traduit en français par Sophie Renaut, Une brève histoire des lignes, éditions Zones sensibles, 256 p., 2011, 22 €

La ligne n'est pas un objet d'étude anthropologique courant. Pourtant, à lire cet ouvrage, on ferait bien d'y regarder de plus près. Des lignes, il y en a partout, sur les routes, sur nos cahiers d'écoliers ("allez à la ligne, tirez un trait"), dans les champs labourés (agri-culture) et nos potagers tirés au cordeau, nous en suivons partout, qu'il s'agisse de partitions de musique, de défilés, de navigation sur mer, dans la neige, d'itinéraires de métro ou de bus. Se déplacer, raconter des histoires, chanter, écrire (à la main), lire, tant d'activités relèvent des lignes. N'oublions pas quand même aussi que "aligner" c'est punir : aligner pour contrôler, dominer, surveiller (cf. la logique de colonisation. in Pierre Bourdieu, Images d'Algérie, Actes Sud, 2003), dépersonnaliser (ne voir qu'une tête)...

 Anthropologue, Tim Ingold poursuit la ligne dans de nombreuses cultures pour dégager son rôle, son arbitraire, la repérer dans les cartes, dans l’écriture et la calligraphie, dans la musique, dans les arbres généalogiques et dans ceux qui exposent l’évolution des espèces (la ligne comme outil d'exposition). Il analyse la place du tissage, du fil et de la broderie, des filets (network), la distinction entre écrire et dessiner, la relation aux gestes, aux mouvements (donc à la danse).
L'une des articulations majeures de l'analyse de Tim Ingold est l'opposition entre les ligne que l'on trace, que l'on invente en marchant, en parlant, en improvisant, en naviguant, en dessinant et celles que l'on suit, en écrivant, en brodant, lignes faites de points (pointillés) qui, ramenée à une suite de moments, n'est plus une ligne (la ligne du métro, l'itinéraire touristique, par exemple) ? Depuis Saussure, on perçoit combien la linéarité du signifiant phonique, la musique des discours est déterminante. Tim Ingold rappelle que la phrase est un découpage grammatical artificiel de cette ligne sonore. Il traque une opposition semblable dans l'évolution de la musique vocale.

Le travail de Tim Ingold se situe dans la tradition anthropologique de l'étude de la "raison graphique" ; Jack Goody déjà attirait l'attention sur la "domestication" de "l'esprit sauvage" par l'écriture, qui se fait en ligne, qui classe et ordonne. Tim Ingold analyse, à partir d'un ensemble très varié de cas, comment nous sommes liés à des lignes, comment notre esprit est composé de lignes, notre pensée enfantée par des lignes. De l'armée qui ne cesse d'aligner des colonnes et des rangs, à la géométrie, dès Euclide, avec ses points, ses droites, ses plans. De l'urbanisme des rues, des façades aux paysages avec les lignes électriques, du câble, du téléphone où se rassemblent les oiseaux (cf. infra).

Penser en ligne, voir et concevoir en ligne : peut-on faire autrement ? La créativité est-elle au prix de cette rupture ? Le Web, culture en ligne, accusée de délinéariser, systématise et inculque pourtant des modes de pensée et de perception linéaires : de l'usage constant des cartes et des plans, par exemple, jusqu'à la "Timeline" de Facebook. Bientôt, les gestes, pour piloter des jeux, un téléviseur (hand gesture recognition) traceront des lignes en l'air... Gestique du téléspectateur dirigeant ses appareils.

Tant de lignes donnent le vertige d'autant que l'auteur laisse ses lecteurs en plan avec toutes ces lignes et leurs points. Mais il nous a fait toucher du doigt l'étrangeté du quotidien, son exotisme (selon la belle expression de Georges Condominas) et l'un des arbitraires essentiels de notre culture, que nous ne percevons guère. La résistance à la délinéarisation des médias (TV, presse, radio) suffit à montrer à quel point la linéarité passe pour un phénomène naturel dans notre culture média.
Oiseaux en ligne. New York, pont de Brooklyn, janvier 2012 (photo CmM)

2 commentaires:

  1. L’objet d’analyse de Tim Ingold „comment nous sommes liés à des lignes et comment notre esprit est composé de lignes“, me fait penser à des questions que je m’ai posé souvent et bien récemment: si la ligne que je suis dans ma vie, est résultat d’un trait de caractère personnel ou si le fait d’appartenir à une nation particulière a influencé les décisions que j’ai pris et ainsi aussi ma ligne?

    Je pense que chaque individu a besoin de structurer sa vie d’une certaine facon. Structurer signifie tracer et suivre des lignes - en gros: satisfaire le besoin d’orientation. Ca fait comprendre pourquoi la linéarité passe pour un phénomène naturel dans notre culture média: on crée une certaine linéarité soi-même dans sa propre vie et ca tous les jours! A l’introduction de la Timeline de Facebook, beaucoup de gens ne voulaient pas s’y accomoder. Ils avaient donc deux choix: quitter Facebook où s’accomoder à la nouvelle apparence du profil. Et voilà – la plupart s’y accomodait et maintenant personne ne parle la-dessus puisque laffichage des activités sur facebook sous forme de "milestones" et leur catégorisation par années est devenu „naturel“.

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  2. Patrizia Lamprecht15 décembre 2012 à 19:18

    Je pense aussi que nous avons besoin d’une certaine linéarité dans notre vie pour pouvoir structurer le jour ordinaire et pouvoir poursuivre un but. Les médias suivent des lignes car on est habitué à la structure qui nos aide à nous orienter. Mais n’est il très attirant de manier la linéarité ? Si je suis en vacances, je ne cherche pas des lignes, je cherche l’exotique, l’irrégularité, le « chaos ». J’aime bien les places qui ne sont pas parfaites, ordonnées ou structurées. J’ai pris beaucoup de photos des câbles de l’électricité qui sont un chaos (http://de.dreamstime.com/stockfotos-elektrische-leitungen-indien-image18348913). Je peux dire qu’en vacances je ne préfère pas cette linéarité. Et aussi dans le domaine de l’art : Il est plus intéressant d’interpréter un cadre qui est assez chaotique et que l’on ne comprend pas à première vue. Il a plus de caractère pour moi. En total je pense que l’on doit avoir une certaine linéarité dans sa vie pour ne pas se laisser pousser et pour avoir une vision laquelle on veut réaliser. Mais en même temps on a besoin d’irrationalité, de la spontanéité et on doit manier la linéarité pour vivre et faire des nouvelles expériences.

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