dimanche 27 mai 2012

Auschwitz-Birkenau, lieu de mémoire ?

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Georges Didi-Huberman, Ecorces, Paris, 2012, Editions de Minuit, 74 p.

Les camps de concentration (Konzentrationslager) et d'extermination (Vernichtungslager) sont devenus lieux de mémoire. On les visite. Le tourisme s'en empare. Musées aussi, lieux de culture.
Birkenhau, a été décrété lieu central de l'extermination par l'administration nazie. Georges Didi-Huberman est allé à Birkenau (dit aussi Auschwitz II), lieu dont le nom évoque les bouleaux (die Birken), arbres légendaires de l'Est de l'Europe, arbres chers aux romantiques et aux amoureux. Parcourant ce lieu, appareil photo à la main, Georges Didi-Huberman dit ce qu'il y ressent, ce qu'il pense. Des membres de sa famille sont morts à Birkenau.

Le camp est aménagé pour les visiteurs, tourniquet, fléchage, sémiologie courante du tourisme. Baraquements transformés en stands commerciaux ou nationaux : "sensation pénible", note l'auteur. Le livre est parcouru par une lancinante question : comment faut-il se souvenir ? Comment éduquer ? Que disent, qu'enseignent aujourd'hui ces lieux. Quel acte de communication, d'inculcation représente une visite (il y a beaucoup de visites scolaires) ?
Que disent les photographies prises par l'auteur, que peuvent-des images montrer de l'inimaginable ? Que disent les photographies d'illustration pédagogique, insérées dans des documents et exposées sur des stèles, qui participent à ce lieu de mémoire ? "Faut-il donc simplifier pour transmettre ? Faut-il enjoliver pour éduquer ?" (p. 47). Questions que doit se poser l'institution éducative avec les historiens (les manuels scolaires sont des médias, redoutables) mais aussi les conservateurs de ces musées.
Georges Didi-Huberman analyse son malaise. Le lecteur n'est pas à l'aise non plus. Inconfort salutaire.

Penser après Auschwitz. Bien sûr. Mais on ne peut pas penser sans Auschwitz à l'horizon (cf. Adorno). Il faut penser Auschwitz. Comment ? Des directions ont été données. Il faut, notamment, "penser" la corruption de la langue allemande par le nazisme quotidien que des écrivains germanophones comme Celan, Améry, Klemperer ou Jelinek ont prise pour cible (cf. Lapsus télévisuel et corruption de la langue). Il faut "penser" l'organisation scientifique de l'extermination, sa logistique : la "participation" des "esclaves" aux entreprises industrielles (Krupp, IG Farben, BMW, Volkswagen, etc.). Il faut "penser" l'ordinaire collaboration ("travailler avec") sur laquelle cette extermination et cet esclavage ont pu compter, sans laquelle elle n'aurait pu avoir lieu. Défi lancé à l'éducation et aux médias. Défi relevé par l'oeuvre de Primo Levi (cf. notamment, Le Devoir de mémoire, Editions Mille et Une Nuits, 1995 ;  Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschiwtz, Gallimard, 1989).

Imre Kertész, prix Nobel de littérature, survivant d'Auschwitz, met ce défi au coeur des discours et essais réunis dans L'Holocauste comme culture (Actes Sud, 2009, 277 p. ; en allemand, Die exilierte Sprache). Kertész évoque "L'angoisse de l'oubli" (p. 80) que partagent depuis toujours les survivants, ajoutant, plus loin (p. 153) que "la délivrance passe par la mémoire". Quel rôle peuvent jouer les médias dans cette mémoire ? Kertész l'évoque à propos du cinéma : il n'aime pas le film de Spielberg ("La liste de Schindler") mais salue celui de Benigni ("La vie est belle").
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dimanche 20 mai 2012

La critique de l'écriture par Platon

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Jean-Luc Périllié, Oralité et écriture chez Platon, Cahiers de philosophie ancienne, N°22, Bruxelles, Editions OUSIA, 2011, 239 p. Index.

La référence au statut de l'écrit dans l'oeuvre de Platon est tellement constante chez les historiens et sociologues des médias qu'il faut profiter pas de cette publication de spécialistes abordant savamment le sujet lors d'un séminaire tenu à Montpellier.
Les contributions rassemblées dans ces Cahiers de philosophie ancienne discutent la relation, chez Platon, entre enseignement oral et écrit. Pour simplifier : l'oral est réservé aux spécialistes, aux disciples (ésotérique) tandis que la publication écrite est destiné à tous et n'importe qui (exotérique). Ce livre, mais ce n'est pas notre propos, propose un éclairage radical de la doctrine platonicienne : il y aurait une doctrine publique, celle qui est dans les dialogues, et une doctrine, restée délibérément orale, donc ésotérique et méconnue.

La critique de l'écriture apparaît dans l'œuvre de Platon, à la fin d'un dialogue (Phèdre, 274b-278e) et dans la Lettre VII (340b-345c). Dans le Phèdre, Platon expose que l'écriture "rend les âmes oublieuses chez ceux qui l'ont apprise, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mémoire" (275c). L'écrit peut certes aider à se remémorer (fonction d'aide-mémoire) mais le texte écrit reste passif ; au contraire, Socrate vante le discours vivant, qui "s'écrit dans l'âme de l'homme qui apprend, discours capable de se défendre lui-même" (276a). Critique de la culture livresque, morte. Dans la Lettre VII, on retrouve l'idée de l'écrit comme pis aller, sans pensée en acte : "la pensée reste enfermée dans la partie la plus précieuse de l'écrivain" (344c). L'écrit public, pour tous, apparaît comme de la pensée simplifiée, affaiblie, vulgarisée, éteinte. Destin de médias.
Notons toutefois, comme le souligne Luc Brisson dans sa contribution (p. 53), qu'au siècle de Platon et de Périclès, l'écrit est déjà fondamental et omni-présent dans la société athénienne (documents juridiques, administratifs, lois) ; déjà, Homère est retranscrit de même qu'une partie du théâtre. Ce n'est donc pas de l'écrit quotidien, courant qu'il s'agit pour Platon mais peut-être déjà de capital culturel, de son incorporation, de son objectivation, de sa transmission...

L'actualité de ces débats vieux de vingt-cinq siècles est frappante : la question de la mémoire, de la remémoration, ("ἀνάμνησις), de la mnémotechnique et du stockage des savoirs, celle de leur accessibilité et celle de leur transmission selon divers médias et supports sont au coeur de l'économie numérique. Questions pédagogiques s'il en est, aussi.
Quel statut aujourd'hui pour les cours oraux, dialectiques ? Faut-il se contenter des manuels ("polys") et des textes originaux ? L'oral ni le "présentiel" ne suffisent pas à définir un cours ou une conférence qui ne sauraient se réduire à de l'oral récité ou à du Power Point lu tout haut. Pour qu'il y ait bénéfice didactique et privilège de l'oral, il faut que cette oralité soit vivante, partagée, qu'elle éclaire, explique ; rapport de personnes à personnes (maïeutique). Notons que l'écrit n'a plus, depuis longtemps, l'exclusivité de l'accumulation du savoir (enregistrements audio et vidéo), ce qui atténue fortement l'opposition oral / écrit.

A l'ésotérisme aristocratique de Platon - "il faut se garder de livrer ses pensées à l'envie et à l'inintelligence de la foule", Jean-Luc Périllié oppose la démocratie de la communication stockable (écrite, entre autres), chère à la philosophie des Lumières (Kant) ; philosophie politique fondée sur les principes de liberté et de publicité (au sens de Habermas). Reste que le savoir, en raison de sa difficulté scientifique intrinsèque, secrète de l'ésotérisme, que l'éducation et la publication visent à réduire le plus possible...

Référence
Sur le rôle du langage et de la mémoire dans l'apprentissage, voir "Les neurones de l'apprentissage".
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vendredi 18 mai 2012

Les haines de Zola

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On observera aussi , en couverture, des "amours"
de Zola (Balzac, qu'il salue, Michelet, Taine...)
Emile Zola, Mes haines. Causeries littéraires et artistiques, Paris, éditions G-F Flammarion, 2012, 329 p., bibliogr., chronologie. 7,9 €
Présentation par François-Marie Mourad

Pour ce volume, publié en 1866, Zola a réuni 21 textes publiés dans divers journaux et revues. Textes
critiques qui se veulent leçon de critique.
Dans ses articles, Zola saisit toujours l'occasion de traiter des médias. Il écrit alors que la presse connaît son décollage industriel et que le journalisme se détache de la littérature et que le roman prend son essor grâce à la presse : "nous en sommes à cet âge où les chemins de fer et le télégraphe électrique nous emportent, chair et esprit, à l'infini et à l'absolu" (p. 42). La presse d'information qui se développe est aussi celle du fait divers. Elle est le terrain de manoeuvre des futurs romanciers, il y apprennent à écrire et à décrire, et surtout, elle les aide à vivre.

La tonalité de "Je les hais" qui ponctue le premier texte-préface (celui qui donne son titre au recueil) apparaît comme une préfiguration du "J'accuse" publié dans L'Aurore pour l'Affaire Dreyfus (1898).
Critique, Zola traite de toutes sortes de livres, gymnastique et santé, géologie et histoire, morale, théâtre, et même poésie. Celle de Victor Hugo et on le voit tenter de mettre en oeuvre son idéal naturaliste : "l'observation, de la simple constatation du fait, en dehors de l'historique et l'analyse exacte des oeuvres" (p. 117). Ce pourrait être un manifeste du journalisme. La critique doit suivre le modèle démonstratif de la science, avancer avec des théorèmes (p. 119). Il admire Taine, "un mathématicien de la pensée" (p. 222). qui comme lui fait l'apologie des faits.
Contribution à l'histoire du journalisme littéraire. Les notes abondantes, la bibliographie et la chronologie permettent une lecture érudite et riche et de ne pas s'égarer. La présentation de François-Marie Mourad aide à s'orienter et à bien intégrer les enjeux de ces textes dans leur époque.

lundi 14 mai 2012

Vu Lu Su

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Jean-Michel Salaün, Vu Lu Su. Les architectes de l'information face à l'oligopole du Web, Paris, La Découverte, 151 p., 2012, 16 €

"Placer le Web comme un moment d'une histoire longue et méconnue, celle du document", tel est l'objectif de cet ouvrage. Point de départ : la bibliothèque, premier média. Jusqu'à présent, le modèle économique de la bibliothèque est le financement par l'impôt. Lieu de difusion des documents (prêt dont livres numériques), la bibliothèque est aussi lieu de travail intellectuel (écoles, universités).
L'indexation systématique entreprise au cours du XIXe siècle, constitue la deuxième étape.
Enfin, aujourd'hui, la bibliothèque et la documentation sont bouleversés par l'économie numérique et des acteurs tels que Google, Apple et Amazon (ce dernier, peu évoqué par l'auteur).

Qu'est-ce qu'un document ? Le document remplit deux fonctions : transmettre et prouver. A l'origine le mot latin documentum renvoie à enseigner (doceo), il désigne ce qui est appris (par coeur) ; en anglais, "record" renvoie à l'enregistrement pour se souvenir (recordari) et servir de preuve (contrats, etc.). Depuis le XIX le document s'impose, entre autres, pour les actes administratifs et commerciaux puis, plus largement, comme enregistrements du savoir et de l'information (livres, journaux, revues, encyclopédies, cartes, plans, photos, etc.). Le Web généralise l'indexation lexicale, l'automatise mais butte encore sur la mise en oeuvre d'un Web sémantique prometteur (Tim Berners-Lee, 2001).
Le dernier chapitre du livre parcourt, parfois à très grandes enjambées, les plus récentes évolutions du Web et de ses supports observées dans la perspective du document (l'oral devient "document", retrouvent l'étymologie de ce terme grâce au speech-to-text).
Beaucoup de temps aura été passé à définir, à classer, à généraliser pour des résultats inévitablement provisoires. La dimension épistémologique de ce travail, dimension tacite, gagnerait à être mise en évidence et approfondie (valeur et impensé de ces classements). On attend avec intérêt la suite qui sera donnée à ce travail qui aide à mieux voir ce qui est en train de changer et que l'on ne voit guère car nous sommes pris dans ces changements. Par exemple :
  • Qu'est-ce que le métier de documentaliste désormais ? Conseil en documentation (travail de type éducatif), recherche (dans les entreprises) ?
  • Qu'apportent les réseaux sociaux à l'indexation des documents et surtout le traitement des personnes comme des documents, "comme des choses" (indexées, etc.) ? ""Je" est un document" comme dit Jean-Michel Salaün (p. 89), une somme organisée de traces (social graph, timeline, etc.).
  • Quelle place prennent et prendront les données issues des consommations de documents (data, metadata), données captées par les documents au cours des usages ? Quelle contribution à l'indexation provient des utilisateurs ? Qui détient ces données, leurs données : des services publics, des entreprises privées ? Le modèle économique du document s'en trouve affecté radicalement, comme l'illustre le désarroi des médias anciens ou des bibliothèques qui ne savent que faire... (cf. Jean-Michel Jeanneney, Quand Google défie l'Europe. Plaidoyer pour un sursaut, Editions Mille et Une Nuits).
  • Peut-on séparer une réflexion sur les documents et la documentation d'une réflexion stratégique sur les moteurs de recherche et les navigateurs, sur les modes d'indexation et sur le tri et l'organisation des réponses ("prcès de recherche" et "procès d'exposition", etc.) ? S'ouvrir en ce domaine aux cultures russes (Yandex) et chinoises (Baidu), entre autres, aiderait peut-être à y voir plus clair, plus loin que notre inévitable ethnocentrisme langagier... 

dimanche 6 mai 2012

Radio Stars, filmer l'audience

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L'aventure d'une radio parisienne - nationale, donc ! Taux d'audience en berne, une équipe complète de la tranche horaire 7-9, part à la recherche de son audience perdue.
Modernisé, on retrouve, le principe d'une émission qui fit le succès de "Bonjour Monsieur le Maire", avec Pierre Bonte sur Europe 1, émission crée en 1959 et qui durera quinze ans. Chaque jour un village, une ville et son maire (chaque jour un fromage !). Suivant le verdict des Médialocales, les joyeux animateurs vont parcourir la France en bus, de Chaumont jusqu'à Marseille, à la rencontre des auditeurs, chez eux, dans leur communauté. Les cibles publicitaires, le taux d'audience et le quart d'heure moyen deviennent alors concrets, visibles, des "gens". Démocratie et audimétrie directes.
Finie la superficielle condescendance parisienne, l'équipe du "Breakfast Club" s'en va réveiller gentiment une France dite "profonde", une France mi-Ferrat mi-Bruno, celle du Tour de France cycliste et des "village fleuris". "Bonjour Limoges", à la manière de "Good Morning Vietnam" ou de "Good Morning England".


La vulgarité de certains dialogues, calculée et superfétatoire, contraste avec la tendresse des personnages. Symbolique, ce rappeur costaud qui surprend et enchante ses fans avec "une chanson douce", à la Salvador.
Agréable, souvent juste, ce film rappelle l'importance locale de la radio ; il rappelle aussi que la vidéo n'a pas encore tué la "radio star", contrairement à ce qu'annonçaient les Buggles au lancement de MTV en 1979. La radio résistera-t-elle à YouTube ? Réussira-t-elle à tirer profit des avancées numériques avec Pandora (150 millions d'utilisateurs en mai 2012, dont 100 millions sur mobile), Deezer, Spotify, iHeartRadio, la radio par satellite, etc.  (sur la situation de la radio aux Etats-Unis : "Mesurer l'audience de la ou des radios").

Aux Etats-Unis, un sondage effectué parmi les auditeurs des stations indique que ceux qui écoutent régulièrement la radio en direct y trouvent la prescription qui structure leurs goûts musicaux (57 358 personnes interrogées, sélectionnées dans les bases de données des stations, Jacobs Media, février 2012). Selon cette enquête, l'écoute a lieu principalement en voiture et de plus en plus aussi sur l'ordinateur et sur le téléphone. Pandora, "radio Internet", est populaire mais ce n'est pas la première radio du matin.
La radio pour changer d'humeur, média des émotions, contre la solitude : "RadioStar" dit tout cela, avec humour et bonhommie.
Le premier média du jour (source : Jacobs Media, février 2012)

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