samedi 7 juillet 2012

Facebook vu de l'intérieur : ethnologie de la start-up

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Copie d'écran du livre lu sur iPad
Katherine Losse. The Boy Kings. A Journey into the Heart of the Social Network, 2012, Free Press (Simon & Shuster), 256 p.

Voici un livre sur une immense entreprise du numérique. Mais à la différence de tant d'autres livres, il n'est pas basé sur des interviews complaisantes recueillies par un journaliste. Pas de détails croustillants, non plus. Il est écrit par quelqu'un qui connaît son sujet et qui est cultivé. Il ne dénonce même pas, il énonce.
L'auteur a été recrutée par Facebook en 2005 ; elle a commencé son "voyage au coeur du réseau social" par le service clients avant de travailler à l'internationalisation du réseau (localisation, traduction) puis de devenir le "nègre" du fondateur ; en 2010, elle revend ses actions et quitte Facebook.
Diplômée d'une université américaine réputée (Johns Hopkins, à Baltimore), Katherine Losse est issue d'une filière "liberal arts" (littérature, histoire, anthropologie) ; non développeur, elle n'appartient pas à l'aristocratie de l'entreprise.

Jouant de l'écart entre son "regard éloigné", hérité de sa formation intellectuelle, et de son intimité avec l'entreprise, Katherine Losse réussit un essai / roman décapant et tendre, jamais manichéen, qui passe de l'ethnographie à une ethnologie de la startup technologique, ethnologie dont il est peu d'exemples. Distante et intimement engagée, solidaire et critique, l'auteur pratique, de facto, une observation participante : "I felt a bit like Margaret Mead on Bali, watching the natives of a distant world enact their culture". Cette situation méthodologique mériterait, à elle seule, une discussion épistémologique sur la nature du savoir produit dans de telles conditions, et sur le sentiment diffus de trahison qui s'en dégage inévitablement.

Le livre fait voir la coexistence, dans la culture d'une entreprise contemporaine, de la modernité absolue et d'une tradition plutôt crasse. Facebook est, à ses débuts, une entreprise où la division technique et sociale et sexuelle du travail est explicite ; au sommet, l'élite des développeurs, ils codent sans horaires, profitent de nombreux avantages matériels à commencer par un bon salaire. A leur périphérie, s'affairent des "nontechnical employees", administratifs, commerciaux... Hiérarchie implacable, classes étanches. Monde que domine une culture masculine, jeune, avec ses mots et ses astuces parfois aussi déplacés que ridicules : "Their idea of cool", commente, superbe, Katherine Losse qui croit parfois se trouver dans Mad Men "as if in repudiation of fifty years of social progress".
Culte de la personnalité du fondateur, impérial "with his chest puffed-out, Napoleon-style" ; "société de cour", infantilisation des relations, paternalisme, rituels d'appartenance. Bien sûr, pas de syndicat. C'est le prix social payé et accepté pour des actions qui se vendront cher, peut-être. Facebook et sa culture numérique reposent sur des conditions de travail inhabituelles, tacites ; il faut habiter près de Facebook ("within the mile"), être joignable à tout moment, participer aux cérémonies d'intégration à la tribu (métaphore de la cellule et de l'organisme). Parfois, on pense au monde des maîtres de forges du XIXème siècle en Europe. Mais Facebook n'est ni la mine ni l'usine et l'on y entretient une atmosphère ludique : "Looking like you are playing, even if your working".

Dans ce temple de la subjectivité objectivée qu'est Facebook, la culture dominante, celle des ingénieurs, est hostile à toute subjectivité ; révération d'un idéal de technologisation pure et parfaite, "the valley's imperative to technologize everything". La culture générale non professionnelle des développeurs semble exclusivement contemporaine, faite de jeu vidéo, de cinéma et de musique de variétés. La communication entre employés est continue, incessante, par appareils interposés, appareils omniprésents (qui sont aussi des status symbols) : smartphone, MacBook Pro, caméras, gadgets technologiques...
La valorisation des employés, comme on parle de la valorisation d'une entreprise, est continue et incessante aussi, elle s'exprime dans une sémiologie totale, monétaire et symbolique : le lieu où l'on s'assied, les équipes avec lesquelles on travaille, les moindre avantages en nature (perks) sont autant d'évaluations qui forment le cours d'un employé à chaque instant de sa vie professionnelle, "minute decisions made each day". Micro-économie du capital humain.
Le microcosme de Palo Alto ? "Felt like a shimmering, tech Disneyland", "like a shopping mall for venture capitalists searching for the next Facebook" ; l'auteur en retient les mots fétiches, ses croyances et ses maximes : scaling, disrupting, "getting root", "the voting will fix it", "do not argue with trolls, if you do they win"...

Très bien écrit, souvent émaillé de références subtiles, la présence en filigrane de Joan Didion et de sa vision de la Californie, l'ouvrage désenchante l'entreprise numérique (tout comme l'ouvrage de Jean-Baptiste Malet sur Amazon). Mais pour bien le lire, le lire "juste", il faut, en même temps, comme dans une polyphonie, entendre trois autres voix qui donnent au texte sa richesse et sa profondeur.
  • Tout d'abord, garder à l'esprit la tendresse et le respect que l'auteur éprouve, malgré tout, pour cette entreprise et son fondateur, pour tout ce qu'elle-même y a appris et gagné. Jamais elle ne crache dans la soupe. Jamais, chez elle, la condescendance que l'on a pu observer chez certains acteurs du monde financier pour Mark Zuckerberg. La réussite extraordinaire de Facebook n'est pas mise en doute. Pas plus que n'est remise en question la révolution dans la communication que représente ce réseau social (et pas les autres).
  • La vie à Facebook est décrite avec sympathie, l'auteur profite d'un regard intérieur lucide, aiguisé par les cinq années qu'elle y a passées. C'était aussi la belle vie. L'auteur, à son tour, y effectue bientôt un travail exaltant, avec des avantages en nature (voyages, hôtels luxueux, etc.). 
  • L'analyse de Katherine Losse permet de comprendre l'incompréhension de certains acteurs du monde financier pour le style de Mark Zuckerberg (cf. Sur le hoodie de Zuckerberg).
  • La lucidité de Katherine Losse s'exerce aussi à propos de l'université. Ne pas oublier, au long de notre voyage de lecteur au coeur de Facebook, son point de départ, l'expérience déprimante de l'université et, plus globalement, des Etats-Unis englués dans une crise nouvelle : Johns Hopkins, la prestigieuse, est cernée par un environnement de chômage, de drogue et de violence ("the advanced state of America's postindustrial decay"). Désillusions après des études très chères (Johns Hopkins après Wesleyan University) et les discours de célébration élitistes, distillés lors du recrutement alors qu'à l'horizon se profilent chômage et petits boulots, les emprunts qu'il faut rembourser pendant des années... Le confort de Facebook est à rapprocher de ce contexte démoralisant pour apprécier pleinement le discours mesuré de l'auteur.

4 commentaires:

  1. Il est intéressant de voir comment une femme survit dans un monde de « geeks » obsédés par la technologie. Surtout quand on sait que les hommes y sont encore présents en grande majorité.
    Voici un article étayant son point de vue et qui permet de mieux comprendre ce post lorsqu'on a pas lu le livre :
    http://www.forbes.com/sites/meghancasserly/2012/07/25/inside-the-social-network-katherine-losse-boy-kings-facebook/

    Il n’y a apparemment pas encore eu de réaction de la part de Mark Zuckerberg…

    “Don’t ask for permission, ask for forgiveness.”

    TessGirard

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  2. On parle souvent de Facebook ou Google comme de paradis du travail. Il doit être intéressant de voir le point de vue d'une employée qui ne travaille pas dans le domaine de l'informatique et qui de plus, est une femme. Ces employés là sont-ils considérés de la même manière que les as de la technologie? C'est aussi intéressant de découvrir à quoi ressemble le travail avec des gens qui sont dans un "autre monde" qui pour la plupart des personnes reste incompréhensible.

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  3. Merci pour le post, qui me donne très envie de lire ce livre pour en savoir plus.. Le fait que l'auteur pose un regard à la fois tendre et anthropologiste sur une entreprise contemporaine comme Facebook m'intéresse particulièrement.

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  4. Intéressant de pouvoir pénétrer dans les coulisses d’une entreprise, dont actuellement 800 millions de personnes utilisent le service. Le post invite à lire le livre!

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