dimanche 30 septembre 2012

Télévision socialisée, socialisante. Vue d'Italie.

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Giampaolo Colletti, Andrea Materia, Social TV. Guida alla nuova TV nell'era di Facebook e Twitter, Gruppo 24 ore, Milano, 172 p. 20 €

Le titre énonce tout un programme : c'est la télévision qui vit à l'âge de Facebook et non Facebook qui vit à l'âge de la télévision. La télévision, pourtant présente dans tous les foyers depuis plusieurs décennies, ne définit plus ce siècle : c'est Facebook qui donne le ton et cadre l'univers des pratiques médiatiques. Soit. A moins que la télévision aille tellement de soi qu'on ne la remarque plus...
Notons encore que l'objet de ce livre est de facto le multiscreentasking, articulation de la socialisation via un écran (ordinateur, tablette, smartphone) à l'occasion d'une émission de télévision. L'ancrage reste le téléviseur et la télévision, qui grâce aux écrans périphériques, porte ses débats hors du foyer, hors de l'intimité familiale.
Plutôt que d'interactivité homme / machines, il s'agit surtout de discussion publique entre personnes. Aucun téléviseur, aucun écran périphérique ne risque de passer aujourd'hui le test de Turing, seul critère d'une réelle interactivité.

L'ouvrage comporte 4 parties. L'une consacrée à l'évolution sociale, interactive du modèle économique de la télévision. Viennent ensuite deux partie consacrées à la description de la télévision sociale aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne puis en Italie. La dernière partie liste dix règles d'or à respecter pour que la télévision sociale soit un succès. L'ouvrage présente d'incontestables qualités didactiques : explications, clarté d'exposition, études de cas (mais il manque un index). Dommage que les auteurs évoquent peu le marché des startups italiennes (HyperTV eXperience, par exemple), de l'incubation (Vejo Park, etc.). A l'indispensable inventaire s'ajoute une réflexion transversale originale. Citons deux exemples.
  • Le rôle des analytiques et les limites de l'audimétrie, (les auteurs provoquent et citent "l'auditel è una bufala, equivale a credere all'oroscopo", p. 35). Quelle relation opérationnelle entre la réussite en termes d'audience et la réussite en termes de "like", twitts, followers et autres engagements, etc. 
  • L'hyperlocal ("micro-territori"), la télévision sociale et le reportage ("video-racconto"). Le développement et le rôle de la vidéo locale sont évoqués avec l'alliance commerciale et politique du local, de la vidéo et du mobile, formule de succès pour la télévision sociale locale. Un tel modèle économique emprunte nécessairement au crowdsourcing et au crowdfunding : "cosi si muove la nuova webtv") !
Voici un travail consacré au numérique qui rompt, un peu, avec la vision courante des médias imposée par Apple, Facebook, Google, Yahoo! et consorts. Le développement numérique de l'Italie (Restart Italia!) pourrait contribuer à réveiller l'Europe de son sommeil numérique, sommeil bercé dangereusement par quelques grands acteurs qui en profitent grassement.

N.B. un ouvrage sur le même sujet : "Social TV : expérience nouvelle"
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dimanche 23 septembre 2012

Les médias et les bruits du silence

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George Prochnik, In Pursuit of Silence. Listening for Meaning in a World of Noise, New York, Doubleday, 2010, $ 11,99 (eBook), 352 p.

Un livre sur le silence ne peut ignorer les médias : s'il y a des médias silencieux (la presse, l'affiche en papier), il en est des bruyants (radio, télévision, jeux vidéo, téléphone, cinéma). Notre société vit dans un monde bruyant : bruits des médias, bruit de la ville, de la rue et des moteurs, bruit dans les magasins, les restaurants, les bistrots, bruits de la foule, de la cour de récré, du lieu de travail...
Ce que nous appelons silence est l'absence de tout bruit perçu.  Les partitions indiquent le silence, sa durée. Fait silence celui qui cesse de parler, de chanter, de jouer, le temps d'un soupir ou d'un demi-soupir. Est-ce là un degré zéro des médias sonores ou simplement un bruit que l'on n'entend plus, à force de l'avoir entendu, un bruit auquel on s'attend, auquel on s'est habitué. Le silence serait un bruit qui dérangerait si l'on ne l'entendait plus. "Il y a toujours quelque chose à voir, quelque chose à entendre" ("There is always something to see, something to hear"), affirme le musicien John Cage (Silence, 1961) qui, pour faire entendre ce bruit ambiant, composa "4'33''", opus où l'on n'a cru entendre que du silence (John Cage avait même envisagé de vendre du silence à Muzak !).

L'environnement sonore, "Soundscape", est force formatrice d'habitudes perceptives, certes. Que sait-on de l'habitus sonore acquis dans le bruit environnant, que toute une population partage plus ou moins ? "Tuning of the world" selon le titre d'un ouvrage canonique sur le sujet (de R. Murray Schafer, 1977). Bande-son de nos sociétés....
Pour comprendre le silence, l'auteur a mené une enquête quelque peu journalistique, allant dans toutes les directions recuillir des expériences du silence et du bruit. Des anecdotes, des travaux scientifiques, des entretiens avec toutes sortes de professionnels : astronaute, soldat, médecin, policier, psychologue, moine, acousticien, ingénieur, enseignant... Mais cette accumulation ne vient pas au bout de la question. Le plus intéressant, pour nous, dans ce livre, est ce qui touche à l'urbanisme, au marketing dans les points de vente et aux différentes formes de lutte contre le bruit : toutes ces dimensions du bruit nécessitant des mesures donc des objectivations.

Pourquoi tant de bruit ? 
Au point que tant de personnes en deviennent sourdes (hearing loss). Certaines populations africaines vivant loin du bruit ont, à 70 ans, une meilleure ouïe que des new-yorkais de 20 ans. Effet pathogène des appareils audio (iPod, etc.), effet des machines, des véhicules, bruit assourdissant des clubs, des concerts de musique populaire (rock, etc.), des salles de cinéma, des stades dont l'architecture est conçue justement pour créer et accentuer la sensation de bruit, de foule, pour euphoriser (on a gagné ! ). La célébration chez le "futuriste" Filippo Marinetti (Manifeste publié le 20 février 1909 à la une du Figaro) de la vitesse et du bruit, culminant dans le culte de l'automobile et des machines était prémonitoire.
"Acoustic stimulation": plus le rythme de la musique diffusée dans un restaurant est rapide, plus les clients mangent vite. Plus la musique est forte dans un bar, plus les consommateurs consomment. Le fond sonore des points de vente s'est emparé de la musique pour accroître les ventes ; muzak (créé en 1934), dmx (qui mobilise Pandora), Mood Media revendiquent une  "multi-sensory branding". Conditionnement musical pour travailler plus, dépenser plus...
Parfois, la musique s'est emparée des bruits : "Voulez-vous ouïr les bruits de Paris" (Clément Janequin, sur les cris des marchands), "Pacific 231" (Arthur Honegger, sur une locomotive à vapeur)...



"The right not to listen" : le droit de ne pas écouter
L'auteur rappelle que, en 1950, les passagers de la gare Grand Central Station, à New York, ont dû se mobiliser pour que cesse la diffusion de musique de fond sandwichée de messages publicitaires (fond sonore fourni par Muzak, en l'occurence). La gare avait vendu ses clients. Crainte de ces clients que bientôt les trains eux-même diffusent cette musique commerciale. Craignant pour la réputation de leur profession, les publicitaires se rallièrent aux manifestants.

Cet ouvrage invite à quelques interrogations
  • Il évoque peu l'exposition au bruit sur le lieu de travail. L'auteur est sans doute plus à l'aise avec les moines qu'avec les ouvriers du bâtiment !
  • Les expériences évoquées sont essentiellement américaines. On voudrait en savoir plus sur le silence dans d'autres cultures.
  • Faut-il étendre au "silence" la notion de "bien public", lui donner le statut d'un bien (commun ?) qu'il ne faut pas gaspiller ? La pollution sonore est si peu combattue... Le droit de ne pas écouter, de ne pas entendre est un droit de l'Homme. Question lourde d'implications : droit de refuser la publicité (opt-in), valeur de la publicité choisie, de l'engagement volontaire. On rencontre des questions soulevées par la publicité sur le Web.
  • Pourquoi ne pas reprendre et approfondir le concept de "schizophonie" (R. Murray Schafer) : les sons que l'on écoute séparés de leur contexte original (musique vivante enregistrée et amplifiée, paroles sans visage qui ne s'adressent à aucun visage, etc.). 
"Ôte toi de mon silence"
Combien de fois a-t-on envie de dire aux bruyants qui nous accablent de leurs médias : "Touche pas à ma tranquilité", "Baisse le son", "Ne téléphonez pas dans des lieux publics"... George Prochnic suggère que plutôt que s'opposer au bruit, il faut faire valoir l'importance du silence. Qui peut entendre cela ?
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A l'entrée de la Cathédrale Saint-Nicolas à Fribourg (Suisse)

lundi 10 septembre 2012

Web mobile et immobile en Allemagne

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Birgit Van Eimeren, Beate Frees, "76 Prozent der Deutschen online- neue Nutzungs-situationen durch mobile Endgeräte", Media Perspektiven 7-8 2012, S. 362-379.
Bettina Klumpe, "Geräteausstattung der Onlinenutzer", Media Perspektiven 7-8 2012, S. 391-396.

"ARD/ZDF-Onlinestudie 2012". Etude annuelle conduite par la télévision publique allemande (ARD/ZDF) auprès d'un échantillon d'internautes germanophones de 14 ans et plus (environ 1 250 personnes interrogées chaque année) depuis 1997. Le questionnaire comporte une part fixe, établie depuis la première enquête, qui assure une comparabilité partielle ; à cela s'ajoute une part variable pour prendre en compte les innovations. Sur cette enquête, voir : "15 jahre Onlineforschung bei ARD und ZDF", par Bettina Klumpe, Media Perspektiven 7-8 2011, S. 370-376
Nous n'évoquerons ici des résultats produits que ce qui est consacré à la place nouvelle que conquièrent rapidement les supports mobiles dans la consommation des médias numériques.

L'équipement en mobilité est généralisé, dépassant tous les équipement de communication. L'étude met en évidence la croissance de l'utilisation de supports mobiles pour accéder au Web (23% des internautes) et, corrélativement, la croissance de l'utilisation des applis (déjà 24% d'utilisateurs).
Bien sûr, comme souvent au début de la diffusion d'une nouvelle technologie, ce sont les plus jeunes qui sont le plus aisément convertis à l'Internet mobile (45% des internautes de 14-29 ans en 2012) ; le mobile est déclaré indispensable pour accéder au Web (unverzichtbar) par 26 % d'entre eux.
Croissance de l'utilisation en déplacement (unterwegs) : 23% des des internautes déclarent se connecter au Web en mobilité (84% d'entre eux le font avec un smartphone).
Confirmation que le smartphone l'emportera bientôt comme outil de connection Internet avec toutes les conséquences que l'on peut commencer à observer quant aux modalités d'utilisation du Web (cf. La révolution de l'économie du Web).
Les médias lourds, encombrants sont d'abord des médias du domicile (téléviseur, ordinateur) et du confort de consommation. Le smartphone est le média de la mobilité, de l'indépendance à l'égard des lieux. La tablette, dont le "lieu" n'est pas encore établi, est déjà présente dans 8% des foyers.
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samedi 1 septembre 2012

Journalisme littéraire : Joan Didion


  • Joan Didion, Slouching Towards Bethlehem. Essays, FSG Classics, 1956, 238 p.
  • Joan Didion, We Tell Ourselves Stories In Order To Live, Collected Nonfiction, Every Man's Library. Alfred A. Knopf, 2006, 1122 p., Chronology, avec une superbe Introduction de John Leonard.
Californienne de souche, née à Sacramento en 1934, Joan Didion commnce une carrière de journaliste au magazine Vogue (1956). Son premier ouvrage, qui regroupe des essais de journalisme littéraire ("non-fiction"), est publié en 1968 : Slouching Towards Bethlehem, d'après le titre d'un essai très sceptique sur la vie des hippies à San Francisco (Haight-Ashbury district). Genre hybride ?
Les thèmes abordés par l'oeuvre de Joan Didion sont divers mais ils possèdent une unité de style littéraire et philosophique, faite d'apparent détachement, d'émotion sans les mots galvaudés de l'émotion. Jamais sentimentales, presque ethnographiques, ses analyses semblent être l'effet d'un regard anthropologique sur les Etats-Unis. Beaucoup d'observations subtiles jamais ennuyeuses, orientent un regard tour à tour proche et éloigné - macro-micro - à la Lévi-Strauss. Son métier, son talent en matière de journalisme, c'est aussi sa discrétion : "My only advantage as a reporter is that I am so physically small, so temperamentally unobtrusive, and so neurotically inarticulate that people tend to forget that my presence runs counter to their best interests". La complaisance n'est pas son genre moral.

Presque tous les sujets traités le sont à son initiative ("my idea"); ils ont été publiés d'abord par des revues et des magazines de toutes sortes (The New York Review of Books, The New Yorker, New West, The New York Times Magazine, The Amercain Scholar, Vogue, The Saturday Evening Post, Travel & Leisure, Esquire, mais elle se les approprie ("Whatever I do write reflects, sometimes gratuitously, how I feel") puis, de cette diversité de "choses vues" de très près, à l'air parfois hétéroclite, surgit une vision, un point de vue lucide sur la transformation des Etats-Unis et de leur culture. Joan Didion prend son sujet par tous les bouts : l'importance des centres commerciaux (mall culture), les hippies, El Salvador, Cuba, Bogota, l'oligarchie politicienne, ses journalistes et ses consultants... Hollywood, John Wayne, Los Angeles et la Californie, Miami et la Floride.
Les médias installés en prennent pour leur grade, jusqu'au Wahsington Post (elle ne décèle pas la moindre activité cérébrale dans les textes de B. Woodward, l'un des journalistes de l'histoire du Watergate !). Complices des pouvoirs, "media poisoners", disaient les hippies.

Dans "Political fictions", Joan Didion décrit, mieux que les spécialistes auto-proclammés de la science politique, l'hégémonie de la politique politicienne, des politiciens professionnels qui ont confisqué la démocratie américaine pour en faire leur business. Elle stigmatise l'usage électoral des médias, pointant, derrière d'apparentes oppositions, un consensus intéressé sur les limites du dissensus entre partis politiques alternant au pouvoir. Conclusion : "le plus grand des partis est celui de ceux qui ne voient pas de raison de voter".

Tous ces petits écrits font de très grands livres.
Lus trop vite, les essais de Joan Didion ont été souvent mal compris ; il faut les lire en gardant présente à l'esprit leur idée dominante : la décomposition du monde social, son désordre ("the evidence of atomization, the proof that hings fall apart"), son entropie (Levi-Strauss disait qu'anthropologie devrait s'écrire entropologie) ; on peut les lire avec profit en songeant que l'économie numérique porte l'atomisation sociale à l'incandescence. CfKatherine Losse à propos de Facebook. A confronter aussi à la lecture de la Californie par Jean-Michel Maulpoix.
Cette oeuvre journalistique est aussi, en marge, une réflexion sur le journalisme littéraire, genre confus (cf. "Literary Journalism. What it is. What it is not", in Commentary, July-August 2012). Bien sûr, il y a la qualité de l'écriture, "littéraire", mais aussi la puissance d'une approche à la première personne, ("the implacable I"), à la Montaigne ; Joan Didion est elle-même la matière de ses livres et de ses articles. A sa façon, elle aussi peint le passage. Et puis, parce qu'il est littéraire, ce journalisme là n'est pas près d'être produit par des robots avec des algorithmes et des données (cf. Narrative Science).
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