dimanche 23 septembre 2012

Les médias et les bruits du silence

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George Prochnik, In Pursuit of Silence. Listening for Meaning in a World of Noise, New York, Doubleday, 2010, $ 11,99 (eBook), 352 p.

Un livre sur le silence ne peut ignorer les médias : s'il y a des médias silencieux (la presse, l'affiche en papier), il en est des bruyants (radio, télévision, jeux vidéo, téléphone, cinéma). Notre société vit dans un monde bruyant : bruits des médias, bruit de la ville, de la rue et des moteurs, bruit dans les magasins, les restaurants, les bistrots, bruits de la foule, de la cour de récré, du lieu de travail...
Ce que nous appelons silence est l'absence de tout bruit perçu.  Les partitions indiquent le silence, sa durée. Fait silence celui qui cesse de parler, de chanter, de jouer, le temps d'un soupir ou d'un demi-soupir. Est-ce là un degré zéro des médias sonores ou simplement un bruit que l'on n'entend plus, à force de l'avoir entendu, un bruit auquel on s'attend, auquel on s'est habitué. Le silence serait un bruit qui dérangerait si l'on ne l'entendait plus. "Il y a toujours quelque chose à voir, quelque chose à entendre" ("There is always something to see, something to hear"), affirme le musicien John Cage (Silence, 1961) qui, pour faire entendre ce bruit ambiant, composa "4'33''", opus où l'on n'a cru entendre que du silence (John Cage avait même envisagé de vendre du silence à Muzak !).

L'environnement sonore, "Soundscape", est force formatrice d'habitudes perceptives, certes. Que sait-on de l'habitus sonore acquis dans le bruit environnant, que toute une population partage plus ou moins ? "Tuning of the world" selon le titre d'un ouvrage canonique sur le sujet (de R. Murray Schafer, 1977). Bande-son de nos sociétés....
Pour comprendre le silence, l'auteur a mené une enquête quelque peu journalistique, allant dans toutes les directions recuillir des expériences du silence et du bruit. Des anecdotes, des travaux scientifiques, des entretiens avec toutes sortes de professionnels : astronaute, soldat, médecin, policier, psychologue, moine, acousticien, ingénieur, enseignant... Mais cette accumulation ne vient pas au bout de la question. Le plus intéressant, pour nous, dans ce livre, est ce qui touche à l'urbanisme, au marketing dans les points de vente et aux différentes formes de lutte contre le bruit : toutes ces dimensions du bruit nécessitant des mesures donc des objectivations.

Pourquoi tant de bruit ? 
Au point que tant de personnes en deviennent sourdes (hearing loss). Certaines populations africaines vivant loin du bruit ont, à 70 ans, une meilleure ouïe que des new-yorkais de 20 ans. Effet pathogène des appareils audio (iPod, etc.), effet des machines, des véhicules, bruit assourdissant des clubs, des concerts de musique populaire (rock, etc.), des salles de cinéma, des stades dont l'architecture est conçue justement pour créer et accentuer la sensation de bruit, de foule, pour euphoriser (on a gagné ! ). La célébration chez le "futuriste" Filippo Marinetti (Manifeste publié le 20 février 1909 à la une du Figaro) de la vitesse et du bruit, culminant dans le culte de l'automobile et des machines était prémonitoire.
"Acoustic stimulation": plus le rythme de la musique diffusée dans un restaurant est rapide, plus les clients mangent vite. Plus la musique est forte dans un bar, plus les consommateurs consomment. Le fond sonore des points de vente s'est emparé de la musique pour accroître les ventes ; muzak (créé en 1934), dmx (qui mobilise Pandora), Mood Media revendiquent une  "multi-sensory branding". Conditionnement musical pour travailler plus, dépenser plus...
Parfois, la musique s'est emparée des bruits : "Voulez-vous ouïr les bruits de Paris" (Clément Janequin, sur les cris des marchands), "Pacific 231" (Arthur Honegger, sur une locomotive à vapeur)...



"The right not to listen" : le droit de ne pas écouter
L'auteur rappelle que, en 1950, les passagers de la gare Grand Central Station, à New York, ont dû se mobiliser pour que cesse la diffusion de musique de fond sandwichée de messages publicitaires (fond sonore fourni par Muzak, en l'occurence). La gare avait vendu ses clients. Crainte de ces clients que bientôt les trains eux-même diffusent cette musique commerciale. Craignant pour la réputation de leur profession, les publicitaires se rallièrent aux manifestants.

Cet ouvrage invite à quelques interrogations
  • Il évoque peu l'exposition au bruit sur le lieu de travail. L'auteur est sans doute plus à l'aise avec les moines qu'avec les ouvriers du bâtiment !
  • Les expériences évoquées sont essentiellement américaines. On voudrait en savoir plus sur le silence dans d'autres cultures.
  • Faut-il étendre au "silence" la notion de "bien public", lui donner le statut d'un bien (commun ?) qu'il ne faut pas gaspiller ? La pollution sonore est si peu combattue... Le droit de ne pas écouter, de ne pas entendre est un droit de l'Homme. Question lourde d'implications : droit de refuser la publicité (opt-in), valeur de la publicité choisie, de l'engagement volontaire. On rencontre des questions soulevées par la publicité sur le Web.
  • Pourquoi ne pas reprendre et approfondir le concept de "schizophonie" (R. Murray Schafer) : les sons que l'on écoute séparés de leur contexte original (musique vivante enregistrée et amplifiée, paroles sans visage qui ne s'adressent à aucun visage, etc.). 
"Ôte toi de mon silence"
Combien de fois a-t-on envie de dire aux bruyants qui nous accablent de leurs médias : "Touche pas à ma tranquilité", "Baisse le son", "Ne téléphonez pas dans des lieux publics"... George Prochnic suggère que plutôt que s'opposer au bruit, il faut faire valoir l'importance du silence. Qui peut entendre cela ?
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A l'entrée de la Cathédrale Saint-Nicolas à Fribourg (Suisse)

3 commentaires:

  1. Il est vrai que le silence se fait de plus en plus rare, surtout dans de grandes villes. D'ailleurs, l'environnement sonore provoque des sensations, tantôt un stress, tantôt des émotions.
    A partir de 85 décibels, le son devient pollution. Même en deça, le son peut déranger. Par exemple, il m'arrive parfois de regarder une émission où certaines publicités sont plus fortes que les émissions qu'elles précèdent ou suivent. Ce cas se présente beaucoup plus en Amérique du Nord qu'en France, mais en tentant d'attirer l'attention du téléspectateur, l'effet contraire se produit souvent et ce dernier s'empresse de changer de chaîne afin de diminuer ce stress auditif.
    @VeroCormierChet

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  2. Ce manque de silence s'oppose en quelque sorte à l'individualisme de plus en plus grandissant de la société. D'un côté nous sommes constamment entourés par le bruit et d'un autre l'individu devient de plus en plus autonome et seul. A travers les réseaux sociaux, nous avons une communication de plus en plus silencieuse, étant donné qu'elle a lieu depuis un ordinateur ou un smartphone. D'un autre côté le bruit qui nous entoure lors de ces dialogues muets et de plus en plus présent. Nous sommes tellement concentrés à faire plusieurs choses en même temps que les publicités, pour attirer notre attention, deviennet de ce fait plus bruyantes.

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  3. Les sociétés contemporaines sont devenues tellement bruyantes que le silence est devenu synonyme de paix et de tranquillité. Le bruit est partout et nous accompagne depuis notre réveil jusqu'à notre sommeil. On se réveille, généralement, par une alarme bruyante, on écoute le bruit retentissant de la rue, dans les bus signalant les arrêts,... et parfois on s'endort même en écoutant sa playlist préférée ou devant la Tv... C'est pour cela que le droit de ne pas écouter devient un véritable besoin pour savourer des instants de calme et de silence.
    La publicité dans les lieux publics se confronte à ce droit au silence. Et il est souvent difficile de se décider si l'insertion publicitaire doit être sonore ou pas.

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