mardi 26 mars 2013

L'avenir numérique des génériques de films

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Pour la télévision, les génériques des films, notamment les génériques de fin, relèvent de l'encombrement (clutter) ; ils appartiennent au non-programme tout comme les messages d'auto-promotions, les écrans publicitaires, les séparateurs, les billboards de parrainage, etc. Une heure de télévision grand public peut comporter plus d'un quart d'heure de non-programme.

Du point de vue de la télévision commerciale, le générique de fin retarde la diffusion de l'écran publicitaire et occasionne fréquemment une fuite d'audience. D'où la tentation d'en réduire la durée grâce à divers subterfuges (diffusion en accéléré, écran divisé, sur-impressions, etc.), ce dont se plaignent les professionnels.
La littérature sur les génériques est riche, principalement historique et descriptive. On ne sait presque rien de l'audience des génériques, de l'attention qu'y accordent les spectateurs en salles ou les téléspectateurs (cette attention est-elle un gage de cinéphilie, de culture cinématographique ?).

Deux ouvrages de référence récents abordent le générique de cinéma.
  • Alexandre Tylski, Le générique de cinéma. Histoire et fonction d'un fragment hybride, Toulouse, Presse Universitaire du Mirail, 2008, 126 p., Bibliogr., Index.
  • Alexandre Tylski (éditeur), Les Cinéastes et leurs génériques, Paris, L'Harmattan, 2008, 276 p. 
Ces deux ouvrages, comme leur déclinaison sur le Web visent un objectif commun : réhabiliter le générique, oeuvre dans l'oeuvre, "petite forme" au service de la grande.
Alexandre Tylski commence par une histoire esthétique et technologique du générique (effets spéciaux, infographie, trucages, dessins animés), du début à la fin du XIXe siècle. Ensuite, il étudie le rôle des génériques dans l'oeuvre cinématographique. Issu d'un travail de thèse réalisé en vue d'un doctorat, l'ouvrage constitue une solide synthèse du sujet et un inventaire des domaines à approfondir (aspects juridiques, etc.).
Le second ouvrage, collectif, approfondit le genre "générique" à partir de l'oeuvre de quelques cinéastes : Pedro Almodovar, Tim Burton, Rainer Fassbinder, Takeshi Kitano, Roman Polanski, Martin Scorsese, etc. La préface de Samuel Blumenfeld est particulièrement tonique (voir les lignes consacrées à Dibbouk, film en yiddish, 1937).

Le générique s'apparente au paratexte de l'oeuvre cinématographique : il "présente" un film, l'introduit (incipit), l'accompagne, tout comme l'affiche, les trailers, les making-of mais aussi comme le titre, les logos, etc. Comme dans le cas du livre, la notion de paratexte, au statut épistémologique bien flou, semble fonctionner davantage comme moyen de description que comme outil d'analyse.
Pour Alexandre Tylski, le générique, "fragment hybride", est bien plus que du paratexte, même si, comme on dit, "il y en a". Né d'une contrainte juridique (droit d'auteur, droit de figurer au générique comme droit de signer, etc. ), le générique contribue à définir et à signer l'appartenance à la profession cinématographique. Il est aussi un genre cinématographique (au sens de Stanley Cavell) avec ses auteurs, ses talents célèbres dans le monde du cinéma : Saul Bass (génériques de films de Hitchcock, de Stanley Kubrick, d'Otto Preminger), Kyle Cooper, Laurent Brett.

Au-delà d'une connaissance d'un genre spécifique, de sa place dans la division du travail cinématographique, la réflexion sur les génériques apporte un éclairage inattendu sur l'industrie cinématographique, sur la structure de son champ et sur ses enjeux (définition des métiers, etc.).
Quelle sera la place des génériques dans un univers cinématographique entièrement numérisé ? A terme, on peut imaginer que les génériques soient diffusés à la demande sur des écrans ancillaires (tablettes, smartphones, etc.) dans le cadre de la télévision sociale et bénéficient de toutes les capacités des supports numériques (interactivité, etc.) multi-écran. Le numérique peut donner au générique une nouvelle dimension, moins formelle, le rapprochant du making-of.
Netflix semble vouloir rendre le générique optionnel dans le cadre du binge-watching en introduisant un bouton pour "sauter" la séquence d'introduction (skip intro). Voici un étape de plus vers la-désagrégation (dé-montage) du produit télévisuel...

Références
  • Gérard Genette, Seuils, Editions du Seuil, Paris, 1987, 430 p. Index.
  • Alexander Böhnke, Paratexte des Films. Über die Grenzen des filmischen Universums, 2007, transcript Verlag, Bielefeld, 192 p.
  • Sur le site du SACD, "Droit d'auteur et copyright" (en France et aux Etats-Unis)

jeudi 7 mars 2013

La socialisation numérique de la télévision, vue par le CSA

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CSA, Première approche de la "télévision sociale", 2013, 43 p. (2,33 Mo, PDF)

Le CSA (Conseil Supérieur de l'Audiovisuel), organisme français de régulation de la radio-diffusion, publie une étude sur de nouvelles formes de consommation de la télévision, la consommation socialisée grâce à des appareils numériques (smartphone, tablette, ordinateur). Cette socialisation est en partie publique, ouverte ; les interactions empruntant des réseaux sociaux et divers moyens publics d'expression des téléspectateurs (blogs, etc.). La "télévision sociale" se distingue de la socialisation privée, fermée, au foyer, en famille, autour d'un téléviseur (dite "écoute "conjointe", selon le nom d'un indicateur calculé par Médiamétrie).

Ce rapport constitue un travail rigoureux d'inventaire des modalités récentes de socialisation étendue de la consommation de télévision (écosystème, cas, définition provisoire). La description historique des deux dernières années de télévision sociale est confrontée à l'évolution des agrégats télévisuels courants.

La difficulté majeure que rencontre cette approche tient d'abord aux changements technologiques constants que connaît le milieu économique de la télévision socialisée (socialisante ?), changement des équipements et des outils de mesure ; la difficulté tient aussi au flou des notions que mobilise cet univers. Tant de mots / notions sont utilisés de manière magique, sans que l'on puisse les définir de manière opérationelle ("engagé", "social", "audience sociale", "interactivité", etc. ) ; d'ailleurs, prudents et circonspects, les auteurs de cette approche ont souvent pris la peine d'affubler tous ces mots de guillemets pour signaler aux lecteurs qu'ils ne sont pas dupes des incantations familières du milieu qu'ils analysent. Saine rupture de style !

De plus, beaucoup de données évoquées par les acteurs de la télévision sociale sont issues de méthodologies mystérieuses et avantageuses : les auteurs le soulignent (cf. p. 22 : "la bataille des chiffres","Les difficultés de la caractérisation socio-démographique des audiences sociales", "les données d'audience sociale ne sont pas extrapolables à l'ensemble de la population française comme le sont les données d'audience traditionnelle de la télévision"). Sages et utiles précautions quand aux, Etats-Unis, Nielsen s'associe à Twitter pour produire un nouvel agrégat hybride, "Nielsen Twitter TV Rating". La TV sociale demande un surcroît de rigueur dans la mesure : on ne mélange pas sans risque des audiences et des tweets.
Tout ceci, rappelé non sans fermeté par les auteurs, indique à quel point "on" ignore encore l'économie de ce marché, ou, autrement dit, à quel point ce marché organise et "bétonne" son opacité tout en imposant sa rhétorique et son auto-célébration.

Les pages sur les modèles économiques de la télévision "sociale" mettent en évidence, à leur tour, combien il reste difficile d'y voir clair. Pour la télévision, les coûts sont certains, les bénéfices ne le sont pas. Si l'on ne perçoit pas clairement et distinctement ce que la télévision sociale apporte à la télévision, on perçoit bien ce que la télévision apporte aux réseaux sociaux : trafic, légitimité, contenus (l'objet même de la discussion), continuité, etc. Difficile de ne pas craindre que la télévision, aveuglée, réduite malgré elle à un rôle ancillaire, ne contribue à la formation d'une richesse dont elle ne profite guère et qui, bientôt, pourrait se retourner contre elle (cf. Facebook's Great Advertising Expectations as TV's Risk Factors") ; l'exemple de la presse invite à y réfléchir (cf. "menaces ", p. 29).
Ajoutons trois points à discuter au diagnostic prononcé par le rapport.
  • La presse est le premier degré de socialisation de la télévision. Historiquement et statistiquement. On a omis la place et le rôle de la presse de télévision (une quinzaine de magazines, sans oublier les rubriques TV dans des centaines de titres). Cette presse compte des millions de lecteurs réguliers, avec de nombreuses reprises en main ; de plus, elle fournit d'importantes occasions de lire, de choisir, de critiquer les émissions avec ses outils numériques (applis, sites). 
  • Qui est propriétaire des données recueillies par les réseaux sociaux grâce à la télévision ? Qui enrichit ses bases de données riches, nombreuses et précieuses ? Les groupes de télévision ? Certainement pas. Peut-être faut-il intégrer dans les analyses et discussions de la télévision socialisée les pistes de réflexion du "Rapport sur la fiscalité de l'économie numérique" de Pierre Collin et Nicolas Colin (cf. le point 2 qui recommande de "lier la fiscalité à la collecte et à l'exploitation des données"). Peut-être faut-il aussi à ce propos évoquer les conséquences à terme du déséquilibre scientifique et technologique entre les réseaux sociaux américains et les équipes travaillant sur ces sujets dans les groupes de télévision française : l'initiative technologique est concentrée entre les mains de quelques grandes entreprises de réseaux sociaux n'ayant en France que des équipes commerciales.
  • Une ethnographie de la télévision sociale (multiscreentasking, etc.) compléterait avantageusement les descriptions de l'écosystème. On comprendrait et verrait mieux ce que signifient l'engagement, l'interactivité, le partage, etc. Mais une telle ethnographie est-elle possible ?
On ne peut que saluer la volonté d'observation de ce secteur que manifeste le CSA au travers de cette première approche : travail indispensable dont il faut souhaiter qu'il soit poursuivi et approfondi. Il permet d'envisager l'économie de la télévision sous un plus grand angle, de la désenclaver. Lecture indispensable, polémique, bien sûr.
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dimanche 3 mars 2013

Données et typologies : sur un article du New York Times

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Un article du New York Times évoque la densité et la géographie de l'univers concentrationnaire européen construit par les Nazis et leurs alliés : "The Holocaust Just Got More Shocking" par Eric Lichtblau (March 3, 2013). La densité et la géographie de cet univers a manifestement été largement sous-estimée. Selon le journaliste, les chercheurs du Holocaust Memorial Museum, le nombre des "Nazis ghettos and camps" s'élevait en Europe à 42 500. Nombre inattendu et sidérant (staggering) tant on a appris dans les livres et les journaux que les camps se comptaient en dizaines, voire moins.

Les chercheurs ont pris en compte tous les lieux de détention, aidés de 400 contributeurs. Evidemment, on veut regarder sur la carte la situation de cette géographie du meurtre en France.
Bien sûr l'Est de la France compte beaucoup de ces "SS camps" et "subcamps". Mais, venant de lire l'ouvrage de Zysla Belliat-Morgensztern (cf. Les mémoires de son père), on observe que les lieux dont elle parle et qu'a connus son grand-père avant de mourir à Auschwitz, ne figurent pas sur la carte : Pithiviers, Beaune-la Rolande, etc. Et Drancy, d'où s'échappe miraculeusement Armand, non plus.
Cette carte est donc encore incomplète, et, partant, euphémisante ; elle ne donne pas une idée assez fine de la pénétration des dispositifs de mort dans la géographie complice du quotidien français de l'époque. Certes, les historiens distinguent justement ghettos, camps de transit, d'internement, de concentration et d'extermination, suivant plus ou moins la typologie pétainiste et nazie. En fait, cette typologie, en distinguant méticuleusement les étapes de l'organisation de la déportation, dissimule l'essentiel : que toutes conduisent à Auschwitz, Beaune-la Rolande comme le Vel d'Hiv et le gymnase Japy, Pithiviers comme Recebedou, Noe, Gurs, Agde, Rivesaltes, etc.

Alors que l'on parle de data journalism, cet exemple montre la dépendance des faits à l'égard des données et des typologies : "les faits sont faits" (par qui ? n'importe comment parfois), et toutes les données ne sont pas "données"... d'ailleurs, il faut se méfier de celles qui sont données, fournies (pourquoi, par qui ?) comme allant de soi. Quant aux typologies et à leur dénomination, elles sont souvent fallacieuses (typologies spontanées, indigènes) et risquent alors de constituer les premiers pas sur le cheminement vers l'acceptabilité. Pour déjouer ce piège, il faut rompre avec les typologies premières et construire scientifiquement des typologies sans compromis avec la langue courante que répète et propage tout journalisme spontané. Travail épistémologique scrupuleux et sans fin.
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