dimanche 28 décembre 2014

Zoella : de YouTube au roman


Zoe Sugg, Girl Online, 352 p, Atria Books / Keywords Press, New York, novembre 2014, 10,27 $ (kindle)

Roman d'adolescence anglaise. Genre journal (diary). Penny, l'héroïne, a presque 16 ans, ce qui la classe, du point de vue du marketing du livre, dans la catégorie "jeune adulte". C'est le journal d'une vie numérique, vie vécue le smartphone à la main (messages, photos, selfies, Facebook, notifications). L'héroïne tient un blog, son adolescence ponctuée de smileys et de skype, de posts, de tweets. "Vert paradis" des amitiés et amours adolescentes : famille, loisirs et rêveries. Comment s'habiller ? Que dire ? "Moesta et errabunda", ouvrage mélancolique et rêveur... Parfois, c'est l'enfer : homophobie, anxiété, harcèlement (cyberbullying)... L'ambiance de fête (la mère organise les mariages), les gâteaux, les cadeaux de Noël donnent une teneur enchantée au roman qui fait alterner le conte de fées et la vie sociale souvent glauque du lycée.
Girl Online va de Brighton à New York où elle rencontre son "Brooklyn Boy" qui s'avère "an American YouTube sensation"...

Page 266, Girl Online
avec textes de tweets
Zoella, l'auteur, est une vloggeuse, une YouTubeuse qui traite de mode et beauté. Sa présence sur YouTube où elle compte des millions de fans lui assure une grande notoriété dans sa classe d'âge, et forme sans doute le premier public de son livre.
Le roman est un best-seller en Angleterre. Manifestement, YouTube fait vendre des livres. "Girl online... going offline". Dans la narration s'intercalent des textes "numériques" : posts, messages... Manifestement, les médias numériques affectent l'écriture. Parfois, on croit lire des lignes écrites pour Facebook ou Twitter.

Le succès du roman confirme, s'il en était besoin, l'importance de YouTube pour la consommation culturelle (cf. YouTube: what kind of TV is it?) et l'importance des réseaux sociaux pour modeler l'expression. Un nouvel habitus culturel se constitue : photo, blogs, tweets, Facebook... qui s'applique au roman.
Quel type, quel "genre" de produit éditorial est un tel roman ? Il s'agit d'un travail d'équipe, réunissant plusieurs métiers, orchestré par Penguin, l'éditeur, avec Siobhan Curham (auteur connue de livres pour "jeunes adultes"). Un débat est né à propos de la collaboration de Zoe Sugg avec Siobhan Curham (ghostwriter), qui à l'occasion, réclame plus de transparence quant aux livres "écrits" par des célébrités (The Independant, December 11, 2014) : "I think it would be really healthy to have a broader debate about transparency in celebrity publishing").
Quelle relation entre un tel ouvrage et les réseaux sociaux où s'exprime "l'auteur" : Facebook, Twitter, Tumbler, Instagram, Bloglovin ? Plus que de bricoler le marketing du roman, il s'agit de penser la place des réseaux sociaux dans la production et la diffusion culturelles. Le champ de la production culturelle doit être redessiné, en recourant, entre autres, aux travaux de Stanley Cavell sur le cinéma et son public.

jeudi 18 décembre 2014

Annie Ernaux : réflexions faites sur l'écriture


Annie Ernaux, Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte, Paris, éditions Gallimard, 2014, 113 p., 12,9 €

L'écrivain revient toujours sur les lieux de ses livres. Michelle Porte est la réalisatrice d'un documentaire, "Des mots comme des pierres", consacré à Annie Ernaux, diffusé sur France 3 en 2013. La situation d'interview télévisée obligeait Annie Ernaux à parler devant / à une caméra. Cette sommation muette faite à l'écrivain, "la sorte d'urgence qu'elle (la caméra) impose de répondre", l'a amenée à effectuer un retour sur son œuvre. Il s'en suit une biographie conduite par ses lieux : sa maison en banlieue parisienne (Cergy), la maison de son enfance, le café-épicerie d'Yvetot dans le Pays de Caux.

"La mise en mots", selon une expression d'Elsa Triolet, s'effectue dans ce cadre. Si Annie Ernaux, comme Jean-Paul Sartre (Les mots), a passé toute sa vie dans les livres, ce ne sont pas les mêmes livres. Elle évoque le rôle du dictionnaire Larousse, du Tour de la France par deux enfants (Augustine Fouillée, 1877), manuel de lecture qu'avait utilisé son père, les magazines féminins de sa mère (Confidences, Les veillées des Chaumières, Le Petit Echo de la Mode). L'auteur évoque la place et le rôle des photos dans son travail, qui lui permettent de retrouver le passé et fonctionnent pour l'écriture comme stimuli de la mémoire : statut "passé / présent" des photos de famille, des photos sans prétention esthétique, représentant des personnes (cf. Les années, et surtout Retour à Yvetot ou L'Usage de la photo). Photos de ce qui a eu lieu.

Dans cette auto-analyse littéraire, chemine partout une réflexion continue sur l'appartenance de classe, appartenance qu'il faudait effacer ou dissimuler, trahir, pour réussir dans la vie : ainsi du refoulement des "mots normands" de la langue populaire, par exemple, au profit de la langue légitime de l'école et de la littérature. Là se lit l'importance de l'enfance, des parents, qui, jamais, par construction, ne peuvent savoir ce qu'ils font.
Annie Ernaux rend compte de "la violence feutrée de la domination culturelle" mais aussi de la violence dure, sérieuse, faite aux femmes, violence qui est le point de départ de son premier roman, Les armoires vides (1974) puis de L'événement (2000). Double détermination, double domination.
Est-on condamné - à et par - ses classes sociales d'appartenance et de référence ? Le rêve imposé de mobilité sociale, et spatiale, serait-il la dernière ruse de la domination, la dernière illusion de liberté ? Annie Ernaux se perçoit en "transfuge de classe", en "parvenue" : cette conscience de classe est-elle une dimension, ultime, de la domination ? Annie Ernaux, comme Pierre Bourdieu, a "l'insoumission comme héritage". Au-delà de tout, au-dessus des classes se trouverait l'écriture comme "vrai lieu", comme utopie...

Livre de réflexion sur les livres, "le vrai lieu" approfondit l'analyse de la "production littéraire" en général et de celle d'Annie Ernaux, en particulier. On ne suivra donc pas ce fonctionnaire d'ambassade que cite Annie Ernaux et qui aurait déclaré : "elle ne sait pas du tout parler de ses livres". Il semble qu'elle en parle très bien, au contraire. Et donne envie de les lire, de les relire mieux.


A noter : une émission de France Inter, "L'écrivaine Annie Ernaux". Quant au film, hélas, il est encore introuvable... La disponibilité des œuvres télévisuelles partout, tout le temps reste un vœu pieux. Alors, France 3, service public ! Il ne suffit pas de concevoir et faire réaliser des émissions, encore faut-il les rendre disponibles, tout le temps, sur tout support.

mercredi 10 décembre 2014

La télévision française, images d'autrefois


Patrick Mahé, La télévision autrefois, Paris, Editions Hoëbeke, 2006-2014, 168 p., 12,9 €

Ceci n'est pas une histoire de la télévision. C'est, à l'aide d'images, une évocation de la télévision française depuis ses débuts, vers 1950, jusqu'aux années 1980. Période que domine presque exclusivement une télévision de secteur public et, dit-on, de service public. L'ouvrage commence après les années de collaboration avec les nazis et arrête son évocation un peu avant le lancement de chaînes privées commerciales en France : Canal Plus en 1984, TV6 en 1986 et la privatisation de TF1 en 1987.
Ce siècle avait 50 ans. On repère le virage des années 1960 : la télé passe à la couleur (1967), la publicité débarque en 1968 ("Du pain, du vin et du Boursin"), le magazine Télé 60 devient Télé 7 Jours. Plutôt qu'un livre d'histoire, c'est plutôt un livre de beaux souvenirs comme s'il avait été composé pour ou par des téléspectateurs nostalgiques. En huit chapitres, des photos, quelques anecdotes, on parcourt ce qui reste de la mémoire de la télévision. On en a chassé tout le négatif, la censure, le monopole, le contrôle de l'Etat, etc.

D'abord les emblêmes : les speakerines, potiches que le féminisme aurait pu dénoncer, le téléviseur qui rassemble la famille au salon ou à la cuisine, la pendule qui ne tourne pas rond, le petit train et son rébus, en attendant, les habillages d'antenne... Ensuite, on traite l'information, le 20 heures et ses hommes troncs, JT qui paraît dès juin 1949 et ne dure alors qu'un quart d'heure, à 21 heures ; le merveilleux "Téléchat" raillera gentiment le rituel d'infos qui, d'année en année, s'est installé. "Cinq colonnes à la une" et puis les élections, les candidats ; parmi eux, De Gaulle, acteur formidable du théâtre politique. Pour le rire et les jeux, l'ouvrage évoque le cirque avec "La Piste aux étoiles", "Les Shadocks" (mai 1968) ; pour les variétés, l'Eurovision, le Petit Conservatoire de Mireille, Discorama, Jean-Christophe Averty... Les émissions de jeunesse pour "Bonne nuit les petits", "Le manège enchanté", Thierry la Fronde, "Les chevaliers du ciel", Goldorak et Dorothée. "Laissez-les regarder la télé", dira-t-on !
La "culture" a-t-elle sa place à la télé ? Peut-être, avec "Lectures pour tous" ou "Apostrophes", avec "Au théâtre ce soir", ou "Les Perses" d'Eschyle, si fameux. Un chapitre sur les séries, la plupart américaines, déjà, mais il y a toutefois "Maigret", "Belphégor", "Les saintes chéries", "Vidocq"... Un chapitre sur le sport pour finir : le Tour de France d'abord qui se terminait depuis 1948 par l'entrée triomphale au Parc des Princes, alors temple des sports populaires, le football avec les Verts et le stade Reims, les JO de Grenoble, le catch...

Toutes ces émissions avaient deux vies : une vie en direct, sur rendez-vous, puis une vie sociale, ensuite ; sans Facebook ni Twitter, ces émissions meublaient les conversations, les imaginaires, les jeux des enfants, les rêves aussi. Etoffe des vies quotidiennes.
Le livre donne l'image, peut-être fantasmatique, d'une France unie par sa télé qui fédère la majorité de la population en de nombreux grands spectacles. Télévision pour tous qui n'a pas l'obsession publicitaire du ciblage qui sépare et trie ; cette télévision inculque à tous sa grille, son emploi du temps, l'heure des repas, du coucher... Pas plus qu'aujourd'hui, elle ne faisait pas l'élection mais elle donnait à tous un contenu de référence, de quoi débattre à table, au bistro, à l'usine ou au bureau.
Télé dénoncée dès ses débuts, mal-aimée par les enseignants, les "intellectuels" (elle "tend vers le bas"), les politiques (surtout lorsqu'ils perdent les élections). Télé que l'on aime détester. Quelques voix discordantes ; lucide, Louis Porcher vante "l'école parallèle" (1973).

Durant cette période, qui semble pré-histoire, des formats télévision se mettent en place, souvent hérités de la radio, des genres télévisuels, des cadrages, des personnages, des rôles (le présentateur, l'animatrice, le journaliste sportif ou météo, l'artiste de variétés, le reporter), des rhétoriques aussi ; beaucoup de ces codes et métiers ne passeront pas le siècle et seront balayés par l'abondance télévisuelle, puis par le numérique, par YouTube ou Facebook. Queques uns subsistent, inchangés... Ce livre d'images raconte une première rupture télévisuelle, la deuxième rupture est en cours...


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lundi 1 décembre 2014

Débranche tout. Paradis perdu ?


Michael Harris, The End of Absence: Reclaiming What We've Lost in a World of Constant Connection, New York, Penguin Group, 2014, 219 p., € 10,99 (eBook), Index, Glossaire.

Jamais seul avec Internet : on ne débranche plus. Phénomène ancien ; en 1984, France Gall chantait déjà "Débranche. Débranche tout. Revenons à nous". "Coupe les machines à rêve", disait la chanson de Michel Berger qui visait la radio (la FM autorisée depuis 1981) et la télévision (Canal Plus lancé en 1984) ! "Rester maîtres du temps et des ordinateurs"... Michel Berger philosophait volontiers.

Trente ans plus tard (juillet 2014), une enquête de CivicScience (juillet 2014, citée par eMarketer), le confirme : deux tiers des personnes de 13 ans et plus ne débranchent presque jamais. La généralisation des appareils mobiles et du multiscreentasking accentuent la tendance, les wearables (montre, etc.) en rajouteront. Technologie, opium du peuple ?
De plus, comme équipements professionnels et personnels se confondent (BYOD), une connexion permanente est souvent nécessaire, notamment pour les cadres des entreprises privées. Devant le risque de généralisation, les syndicats en viennent à réclamer le droit à la déconnexion pour limiter le temps de travail élastique et "protéger le repos et la vie privée".

Michael Harris souligne dans son ouvrage que les nouvelles générations, aujourd'hui les moins de vingt ans, seront les premières à ne pas avoir connu le monde d'avant Internet (1994). Tout comme les générations d'après les années 1960, les moins de cinquante ans, n'auront jamais connu un monde sans télévision. Tout le monde en revanche a toujours connu la radio. Fossés médiatiques entre générations. La connexion continue s'installe davantage dans le quotidien, de génération en génération : elle devient naturelle et déjà l'on s'étonne qu'elle étonne.
L'auteur propose de méditer cette situation créée par l'omni-présence de la communication numérique, comprendre comment elle affecte nos comportements, notre mémoire, notre expérience du monde, et comment y survivre en bonne santé. Nous vivons "la fin de l'absence", craint-il, la perte du manque ("the loss of lack"), de la rêverie et de la solitude : "The daydreaming silences in our lives are filled; the burning solitudes are extinguished". Nous vivons continuellement dans une situation d'attention partielle (multitasking). Les technologies de communication ont été des moyens, ce sont des fins en soi. Tel est le prix à payer pour les nouvelles technologies, leur coût de renoncement. Culte publicitaire de la durée d'écoute, de connexion (dwell time).
Comment comparer le monde avec et sans Internet ? Avoir vécu sous deux règnes technologiques crée une situation d'immigrant (digital immigrant) condamné à regretter souvent sa technologie d'origine, d'avant le Web et le mobile, tandis que les digital natives, nés dans le numérique, n'ont rien à regretter.

Selon Michael Harris, la vie connectée ne serait pas tout à fait "la vraie vie", plutôt "une saison en enfer". Alors il suggère à ses lecteurs de mettre Internet entre parenthèses, de temps en temps au moins, pour retrouver un peu d'authenticité, les renvoyant à Henri D. Thoreau qui, durant un an, s'était mis à l'écart (Walden; or, Life in the Woods. 1854) : "I went to the woods because I wished to live deliberately, to front only the essential facts of life,and see if I could not learn what it had to teach" et, plus loin, "I did not wish to live what was not life".
Rien de bien neuf - Jean-Jacques Rousseau déjà - sinon un étonnement naïf, salutaire. Il faut s'étonner, sans cesse. Pour cela retrouver un monde à l'écart des technologies ; pour en percevoir les effets, retrouver le monde d'avant les technologies de communication. Nostalgie, luddisme, "self reliance" médiatique ? Attention toutefois, l'hostilité de principe à la technique peut conduire aussi vers des philosophies réactionnaires...

jeudi 27 novembre 2014

Le livre des citations de Mao : un mass-média politique


Alexander C. Cook (edited by), Mao's Little Red Book. A Global History, Cambridge University Press, 2014, 287 p., Index, $ 25,19.

François Marmor, Le petit Livre rouge. Mao Tsé-Toung, Hatier, 1977, 78p. Bibliogr., réédition numérique par FeniXX, 2019.

Le livre des Citations du Président Mao Tse-Toung (毛主席语录) a 50 ans. Distribué à des centaines de millions d'exemplaires à la fin des années 1960, ce fut un succès d'édition forcé. Son genre littéraire - compilation de citations - évoque les Analectes (论语de Confucius, référence fondamentale de la culture chinoise. Son format de poche (format de la poche d'uniforme !) et sa couverture de plastique rouge en faisaient non seulement un outil d'éducation politique passe-partout mais aussi, surtout peut-être, un drapeau commode, porté et visible comme une décoration, brandi dans des manifestations de masse.
Avec le dazibao (大字报), journal manuscrit en grands caractères affiché dans les rues, le Livre des citations fut l'innovation médiatique de la "révolution culturelle" chinoise. Ce recueil trouve son origine dans le travail de propagande mené au sein de l'armée chinoise (sous la direction de Lin Piao) où il était lu oralement et commenté en groupe, comme un catéchisme.

Malgré sa popularité et sa notoriété, le Livre des citations de Mao a été peu étudié en tant que moyen de communication politique et média de masse. Passée la célébration euphorique des années 1960, on s'est contenté paresseusement de stigmatiser le symptôme et le symbole du culte de la personnalité (démarche s'apparentant au people). Quant à ses effets, son efficacité ou inefficacité éventuelles, on ne les connaît pas, pas plus que son rôle dans les exactions de cette période où c'était comme le sceptre des Gardes Rouges maoïstes qu'ils brandissaient pour se donner tous les droits. Comme souvent, les sciences sociales ont privilégié l'analyse du contenu à celle de sa réception.
Des fameuses citations dont certaines ont la forme des proverbes traditionnels (chengyu成语) et qui se sont propagées jusqu'en Occident, aujourd'hui, il ne reste presque rien, sinon des expressions mémorables : "l'impérialisme est un tigre en papier" (sans doute, aujourd'hui, est-ce un tigre numérique), "sans enquête pas de droit à la parole" (maxime qui aurait dû faire fortune dans le journalisme et les sciences sociales), "sans armée populaire, le peuple n'aurait rien" (qu'est-ce qu'une démocratie sans service militaire ?), "la révolution n'est pas un dîner de gala"...

L'ouvrage collectif, coordonné par Alexander C. Cook qui enseigne l'histoire chinoise à l'Université de Berkeley, a pour objectif une étude globale du Livre des citations. Pour une approche mondiale, Alexander C. Cook a rassemblé 15 contributions universitaires couvrant la diffusion du livre en Chine mais également hors de Chine : Tanzanie, Inde, Pérou, Union soviétique, Albanie, Italie, Yougoslavie, Allemagne, France... L'ouvrage traite d'abord de la philosophie politique et militaire de Mao et des modalités de réalisation et de dissémination de l'ouvrage en Chine. Ensuite, viennent les parties consacrées à la carrière du maoïsme et du livre à l'étranger.
Le Livre des citations a connu une carrière musicale inattendue, les citations étant mises en musique, chantées et dansées (cf. Andrew F. Jones, "Quotation songs: portable media and the Maoist pop song") ; l'auteur évoque à cette occasion le développement de la radio (transistors) et des hauts-parleurs dans les villages chinois.
Hors de Chine, le livre a connoté la provocation, la jeunesse, la modernité, la révolte... En Europe, récupéré par la mode, l'édition, la presse, le cinéma, la décoration, le maoïsme a contribué à une esthétique exotique. Le plus emblématique de cette célébrité paradoxale restera le film de Jean-Luc Godard, "La Chinoise" (1967), avec sa chanson tissée de citations du "petit livre rouge". Cf. le film sur Jean -Luc Godard en 1968, "Le Redoutable" (2017).

Dans le chapitre sur l'internationalisation et la traduction, Lanjun Xu expose l'organisation de la traduction des œuvres choisies, organisation reprise pour la traduction du Livre des citations en petits groupes : 20 traducteurs par langue, soumettant les difficultés rencontrées à des experts politiques (inquiry group).
Citée par Julian Bourg dans sa contribution sur le maoïsme en France, la brève étude de science politique publiée par François Marmor chez Hatier en 1977 (Paris, 78 p., Bibliogr., Index) situe le Livre des citations parmi les outils d'éducation politique et de propagande, tout en le replaçant dans l'histoire de la Révolution chinoise.
Signalons aussi la réédition bilingue (chinois / français) des Citations par la Librairie You Feng (Paris, 1998, 437 p., 12 €).
Au cours de ses cinq années d'existence politique, le Livre des citations a illustré le pouvoir, alors incontesté, massif, des livres de papier, des anthologies. Les usages politiques du Livre des citations ne sont pas imaginables en version numérique : on ne brandira sans doute plus jamais de livres dans la rue.
Cela dit, on ne saurait manquer de signaler la publication d'une compilation de discours et interviews du Président de la République chinoise, Xi Jinping, The Governance of China en octobre 2014 (Beijing, Foreign Language Press). C'est un gros livre de 515 p. pesant 1,2 kg. Il s'accompagne désormais d'une application "学习中国" disponible dans l'App Store.

L'ouvrage des discours de Xi Jinping dans une vitrine de Londres.
Le livre est proposé par Marc Zuckerberg à ses collaborateurs de Facebook

mardi 11 novembre 2014

Mondialisations anciennes et actuelles


Justin Jennings, Globalizations and the Ancient World, Cambridge University Press, 2011, 206 p., Bibliogr., Index, 20 €

La mondialisation est une vielle histoire. Colonisations, conquêtes, impérialismes religieux divers... Les réflexions courantes se basent surtout sur l'histoire occidentale récente (cf. "Empire et impérialismes"). Avec ce livre, pour mieux fonder le concept de mondialisation, l'auteur élargit le domaine de l'analyse à l'archéologie et à d'autres civilisations, à d'autres époques : Cahokia (Mississipi), Uruk (Mésopotamie), Wari (Andes).
Les notions mis à jour dans l'ouvrage peuvent-elles enrichir l'analyse de la mondialisation des médias dans leur forme numérique, au-delà des intuitions de Marshall McLuhan sur le village mondialisé ("global village") ?

Une grande partie de l'ouvrage est consacrée à l'histoire intellectuelle de la notion de mondialisation telle que l'ont développpée les historiens. L'auteur demande, préalablement, que soit mis fin à la séparation arbitraire entre monde moderne (le nôtre) et monde ancien (antique) afin que la mondialisation actuelle ne soit pas perçue comme le simple aboutissement d'une évolution d'une forme unique. Il existe, selon lui, différentes formes de mondialisation, indépendantes les unes des autres, qu'il faut étudier dans leur diversité plurielle afin de construire un concept fécond de globalisation.

L'établissement d'une culture mondiale se caractérise selon Justin Jennings par plusieurs tendances (trends) ; retenons : la compression de l'espace et de la durée (le monde semble plus petit), la déterritorialisation, la standardisation, l'homogénéisation culturelle, l'accroissement de la vulnérabilité (exemples : insécurité de l'emploi, propagation des crises...).
Ces tendances une fois établies, l'auteur confronte les observations provenant de l'expansion du Mississipi, d'Uruk et Wari avec les formes de mondialisation présentes dans les sociétés actuelles. Cette confrontation est d'autant plus délicate que, en réaction à la mondialisation, les sociétés mondialisées développent des résistances, provoquant l'indigénisation, le retour réactionnaire à la culture première, locale ("re-embedding of local culture") et la différenciation (unevenness).

Parmi les conclusions de son travail, Justin Jennings souligne que les cultures mondialisées sont mortelles. Celles qu'il a étudiées ont duré de 400 à 700 ans. Intégration et régionalisation se succèdent en cycles : si notre vague de mondialisation a commencé au XVIe siècle, elle touchera bientôt à sa fin. Peut-on se préparer au cycle suivant ? Comment, dans ces descriptions, situer la mondialisation numérique ? Constitue-t-elle des "économies-mondes" (Fernand Braudel) avec des centres en Californie et en Chine ? Est-elle inévitable, liée (comment ?) au modèle économique d'entreprises comme Google, Apple, Amazon, Microsoft, Facebook, Baidu, Alibaba, Tencent ? Toute mondialisation des technologies entraîne-t-elle la mondialisation des consommations culturelles, des goûts ? Le débat ne fait que commencer ; au moins, cet ouvrage nous épargne les dénonciations rituelles et étend quelque peu les territoires de l'analyse à d'autres espaces, à d'autres époques.

N.B. Flammarion vient de rééditer un texte classique de Fernand Braudel (1985) où se trouve abordée la notion d'économie-monde : La Dynamique du capitalisme, 2014, Champs Histoire, 109 p. 6 €.

mercredi 5 novembre 2014

Les graffitis dans l'histoire de l'art


Charlotte Guichard, Graffitis. Inscrire son nom à Rome au XVIe-XIXe siècle, Paris, 2014, Seuil, 20 €, 175 p. Index.

Les touristes plus ou moins distingués qui, du 16e au 19e siècle ont visité, à Rome, les palais et les églises y ont parfois laissé des traces inattendues. Si les murs de nos villes sont aujourd'hui couverts de graffitis, plus ou moins talentueux, plus ou moins provocateurs (détournements d'affiches, slogans), on ne s'attend certes pas à trouver des graffitis sur les œuvres les plus célèbres de la villa Adriana (Tivoli), de la villa Farnesina, de la Domus Aurea ou du Vatican... Pourtant l'auteur rappelle que des graffitis accompagnent les œuvres les plus prestigieuses (Raphaël) et portent la signature d'artistes non moins prestigieux (Nicoals Poussin, Van Loo, Jean-Louis David, etc.), touristes privlégiés, érudits...
Ces graffitis ont été évacués des reproductions illustrant manuels scolaires et des livres d'art. Graffitis indignes des "beaux livres", censure ? Le graffiti retire aux œuvres leur aura.

Le livre, abondamment documenté, rend "leur visibilité à ces graffitis" et enrichit ainsi l'histoire sociale des chefs-d'œuvre et de leur réception. "Les graffitis sont les traces d'un moment dans la vie sociale des œuvres", avant leur patrimonialisation : stockage et exposition protégée dans des musées, au titre de "trésors nationaux".
L'auteur, en interprétant les différents gestes d'inscription, gestes d'artistes ou de "vandales", interprète le rapport social aux œuvres d'art. L'anthropologie du chef-d'œuvre donne une dimension nouvelle à ces graffitis qui acquièrent une valeur historique aux yeux des rapports de restauration. Quelle histoire de l'art ?  Les graffiti sont-ils des traces des effets du temps sur les œuvres au même titre que la patine ? Faut-il les garder, les restaurer, les effacer ?

Graffiti sur un mur de l'Avenue de Versailles, Paris, été 2014
Les problèmes que soulève cet ouvrage concernent t-ils aussi l'histoire des médias ; quel est alors l'équivalent des graffitis, du travail de restauration pour l'histoire des médias ? Le peintre qui signe un tableau lors d'une visite témoigne de sa présence comme un selfie atteste une présence. Aujourd'hui, les œuvres d'art sont tenues à distance dans les musées (effets du tourisme de masse), mais il reste aux visiteurs la possibilité de se prendre en photo avec un portable (geste souvent interdit) et de publier les photos sur Facebook comme sur un libri amicorum, feuillets où, de la Renaissance à l'époque romantique, des voyageurs faisaient signer des témoins de leurs voyages, notaient leurs impressions, dessinaient pour se souvenir.

L'ouvrage de Charlotte Guichard impose une réflexion décapante sur l'œuvre d'art et ses temporalités : "les graffitis documentent un lien ancien de familiarité avec les "grandes œuvres" qui a disparu avec l'âge muséal et la conscience d'une responsabilité collective dans la protection et la conservation des objets du passé" ; aujourdhui, les graffiti sont souvent répréhensibles. L'auteur souligne d'ailleurs, en passant, combien l'histoire de l'art, en se soumettant aux disciplines littéraires et en se coupant des sciences sociales, a évité de telles problématiques, préférant la célébration admirative à l'analyse critique.
Une telle réflexion peut-elle être étendue à l'histoire des médias que guettent à son tour le musée et la patrimonialisation (cf. Expo télé à Paris) ? Sans aucun doute...

samedi 18 octobre 2014

Gestion : statistiques et benchmarking à tout faire


Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking. L'Etat sous pression statistique, Paris, 2013, Editions de la Découverte, 212 p. 18 €

La gestion se nourrit de statistique. Les auteurs s'intéressent à l'exploitation des statistiques d'Etat sous forme de benchmarking. Celui-ci apparaît comme un outil de rationalité des organisations et des choix budgétaires.
"Benchmarker", c'était à l'origine marquer d'un signe faisant référence (bench), pour la mesure des altitudes (point géodésique). De là, la notion de benchmarking s'est étendue à l'établissement d'un standard, d'un point de comparaison (référentiel) pour mesurer, étalonner des pratiques moins objectives que la géodésie dans les domaines économiques, politiques ou sociaux, qu'il s'agisse d'entreprises privées ou publiques. Le benchmarking relève des technologies managériales ; il contribue à la gestion des personnes, au pilotage des entreprises.
Ainsi disposant d'un point de repère, on établit par comparaison et classement les meilleures pratiques (best pratices). Celles-ci acquièrent une fonction d'injonction, de commandement sans chef : tout se passe donc comme si l'on se pliait aux statistiques, à leur "neutralité bienveillante", pas au chef et à son éventuel arbitraire. Du coup, l'analyse de la fabrication de l'objectivité, de la neutralité, devient cruciale. Travail critique de type épistémologique.

Les auteurs passent en revue les composantes du benchmarking : les indicateurs et la quantification, les objectifs, la visualisation (tableaux de bord synoptiques, datavision, etc.). Viennent ensuite les exemples d'utilisation du benchmarking, ses mises en œuvre dans trois secteurs : la police, l'hôpital et l'université.
La gestion des sociétés, les formations diverses génèrent de plus en plus de données, de data ; les évaluations de tous ordres, avec notes et classements, inculquent la légitimité et l'universalité du benchmarking. Omniprésence des analytics que l'on observera dans le marketing des médias et la publicité. L'économie numérique secrète et manipule toujours plus de quantification, de statistique, de benchmark par rapport aux concurrents, par rapport à une période précedente (cfla gestion selon Amazon et, bien sûr, le classement continu des livres selon les ventes, "Amazon Sales Rank). "Big" et "small" data partout. Tout travail, toute activité, toute performance passent par l'observation quantificatrice et ses analyses. De plus, le benchmarking, que permet la profusion de statistiques, alimente le journalisme à partir de données (data journalism). Sur ce plan, le journalisme sportif est un modèle, rendant compte d'un univers de pratiques où l'on mesure tout, compare sans cesse, dans la diachronie comme dans la synchronie.

L'attitude des auteurs envers le benchmarking reste ambigüe : d'une part, ils dénoncent dans le benchmarking, un moyen d'oppression ; d'autre part, ils concluent avec le "statactivisme", travail militant pour "se réapproprier les statistiques comme outil de lutte et moyen d'émancipation" ("œil pour œil, nombre pour nombre"). Car reste une question fondamentale : par quoi remplacer le benchmarking et sa "palette managériale" ? Quelle serait l'antidote ? Les auteurs pour conclure leur critique stigmatisent les échecs de la gestion des services publics d'éducation, santé, sécurité. Mais faut-il incriminer le benchmarking ? Sans doute faut-il chercher ailleurs, à la source des objectifs proclamés.

Voici un ouvrage précieux, conçu dans l'esprit des travaux d'Alain Desrosières à qui il est dédié. Précieux car le benchmarking se propage à la gestion de toute activité humaine : sport, loisir, santé, hygiène, commerce, vie sociale... et se construit en temps réel. Grâce à une économie des contextes, aux wearables et autres outils dits de quantified self, chacun peut communiquer ses exploits à ses amis, à ses connaissances, les rendre publics. La compétition personnelle est continue et le stakhanovisme partout, d'ou l'envie de "disparaître de soi".  Et les réseaux sociaux contribuent à généraliser cette culture, distribuant et comptant des like et des retweet à tout va ; le langage en est contaminé...

mercredi 15 octobre 2014

La gestion selon Amazon, "the Unstore"


John Rossman, The Amazon Way. 14 Leadership Principles behind the World 's Most Disruptive Company, 2014, publié par Amazon, 10,09 $ (kindle)

John Rossman est un ancien cadre de Amazon et, assurément, un fan de son président et fondateur. De son expérience chez Amazon, il a retenu quelques principes de gestion qu'il expose dans ce livre : 14 principes soit 14 chapitres qui constituent le credo quotidien, le vade-mecum des employés et des cadres d'Amazon, voire, au-delà, peut-être un discours de la méthode, des règles pour la direction de l'entreprise numérique (ces 14 principes font allusion aux 14 "Points for Management" de Edward Demings, énoncés dans Out of the Crisis, 1986).
En annexes de l'ouvrage, certains aspects de ces principes sont détaillés et approfondis.

Le principe primordial pour Amazon se traduit par l'obsession du consommateur, du client, ce qui aboutit à l'importance du self-service conçu et préparé pour le client, aux interfaces client, et donc à l'innovation et à la simplification.
La culture de gestion d'Amazon accorde beaucoup d'importances aux décisions instinctives (gut) plutôt que calculées et pesées trop longuement ("bias for action"). Il faut y voir la crainte chez Amazon de la bureaucratie, de la hiérarchie, de la paralysie par l'analyse.
En termes d'intéressement et de motivation, cette culture Amazon favorise la participation (ownership principle), donc des stock options qui sont gages de longue durée plutôt que des primes et augmentations de salaire.

Amazon, comme la plupart des très grandes entreprises issues du numérique, a le culte des métriques, des analytics et du benchmarking, du suivi automatisé et quantifié des actions, des décisions : data et audit en continu, "accountability" d'abord, suivant le slogan fameux de Edwards Deming : "In God We Trust, All Others Must Bring Data". L'auteur parle de direction par les nombres ("leadership-by-the-numbers").
Parmi les grands principes, retenons encore la frugalité, l'auto-critique publique, la modestie en cas de réussite, l'insistance sur l'invention mais aussi l'obligation de discuter et tenir bon en cas de désaccord (challenge).
Soulignons encore l'importance accordée aux détails ("deep dive into the details") conjuguée à l'ambition presque démesurée ("Thing Big"). Chaque principe d'action semble ainsi contrebalancé, rééquilibré par un autre, opposé.

A noter, dans le chapitre 4, un développement sur le style de travail en entreprise. L'auteur y évoque notamment les textes préparant aux décisions chez Amazon ; ces textes doivent être rédigés complètement, avec phrases et paragraphes (narratives) pour pouvoir être lus en silence, en début de réunion, par chacun des participants. Donc pas de listes (bullet points) présentées selon un modèle PowerPoint. Pour réfléchir et se préparer à décider, pour expliquer, justifier et convaincre, rien ne vaut l'écrit. PowerPoint, dit Jeff Bezos, dont l'auteur cite souvent les maximes ("jeffisms"), stérilise la discussion : "reliance on PowerPoint presentations dumbs down the conversation".

Ces 14 principes forment ensemble un ouvrage clair, concis, qui suscite la réflexion : plus que de sciences de gestion, il s'agit de techniques, de pratiques, de recettes même, parfois. Beaucoup de bon sens dans ces principes illustrés d'anecdotes et d'exemples. Peu de théorie générale.
Un point essentiel n'est pas abordé toutefois : comment, pour Amazon, concilier "l'obsession du client" et le souci des salariés (cf. les conditions de travail sur les plateformes de logistique) ; comment concilier la qualité du service rendu aux clients et la qualité de vie de celles et ceux qui y travaillent ?

Pour compléter cet ouvrage, on se reportera avec profit à la biographie de Jeff Bezos, écrite par un journaliste, Brad Stone : The Eveything store. Jeff Bezos and the Age of Amazon, 361 p., Little Brown. and Company, 2013, 9,99 $ (kindle).
Après les bios du patron d'Apple et le film sur le fondateur de Facebook, le culte de la personnalité n'épargne décidément pas les chefs d'entreprise du numérique. Cette bio approfondit sur de nombreux points le fonctionnement de l'entreprise et illustre la minutie de sa gestion des clients.
En annexe, les livres préférés de Jeff Bezos ("Jeff's Reading List") parmi lesquels se trouve en bonne place la bio de Sam Walton, le fondateur de Walmart qui met l'accent sur le frugalité et l'importance de l'action (essais et erreurs).
Signalons encore la critique du livre ("customer review") publiée par MacKenzie Bezos (l'épouse de Jeff Bezos, témoin privilégié) ; elle évoque les risques narrratifs (narrative fallacy) de l'écriture de "non-fiction" (donc de l'écriture journalistique) et ses limites scientifiques. Son commentaire mérite de figurer dans les manuels !

dimanche 12 octobre 2014

Crowdsourcing, pour une théorie pratique des ensembles sociaux ?


Daren C. Brabham, Crowdsourcing, 2013, Cambridge, MIT Press, 238 p., Bibliogr, Index.

Le crowdsourcing est une des manifestations fondatrices du paradigme numérique dans le domaine de la publicité et des médias. Pourtant, cette notion apparue au début des années 2000, avec l'essor du Web, demeure floue, confuse : un mot passe-partout, à la mode (buzzword), mobilisé pour évoquer des pratiques en apparence hétérogènes. Incommode à traduire donc...
L'ouvrage commence par une tentative de définition ; l'exercice est formel et arbitraire, peu convaincant. Puis, l'auteur, qui enseigne dans une école de journalisme, poursuit par la relation de diverses tentatives typologiques ; enfin, il aborde l'analyse des problèmes actuels (juridiques, éthiques notamment) et effleure l'avenir possible du crowdsourcing.

Le crowdsourcing, c'est extraire (voler ? faire faire par les autres ?) des idées au sein d'importants ensembles sociaux non structurés et anonymes : "crowd", nom (verbe aussi) traduit en français par "foule", "multitude" (avec des connotations spinozistes rarement comprises), voire "masse". D'où le mot valise "crowdsourcing", comme "outsourcing". Retenons surtout l'idée de puiser dans une large population, de faire appel à des "communautés" en ligne. Du nombre, source multiple et dispersée, le crowdsourcing fait "surgir" des idées neuves (cf. l'étymologie de "source", le verbe latin surgere = surgir) ; selon quelle dynamique de groupes, quel processus mystérieux, quelle alchimie sociale s'effectue ce jaillissement ? Une approche plus technique, mathématique l'aurait peut-etre éclairé.

Le voisinage notionnel de crowdsourcing est multiple et riche mais, dans tous les cas, on peut le réduire à une structure de place de marché où se rencontrent offres et demandes. Internet et son organisation technique en réseau facilitent cette rencontre et permettent de mobiliser rapidement des ensembles très larges de demandes et d'offres.
Source : xkcd
On peut rapprocher le crowdsourcing de la notion d'amateurs professionnels (pro-ams), de celle de "distributed problem-solving" (coopération en ligne : traduction, création publicitaire, algorithme, etc.) ; pour d'autres, cette notion évoquera la ligne de masse théorisée par la pratique politique "révolutionnaire"(cf. Mao Zedong, "À propos des méthodes de direction", 1er juin 1943). Toujours est supposée, tacitement ou non, la "sagesse des foules", la transcendance du peuple, du nombre, de la diversité aussi : d'où le rôle confié à l'enquête pour conquérir et vérifier le savoir disséminé (sous forme de data, d'"intelligence collective"). Ce que proclame le titre emblématique de l'ouvrage du journaliste James Surowiecki, "The Wisdom of Crowds: Why the Many Are Smarter Than the Few" (2004).

A titre d'exemples, l'auteur évoque InnoCentive, place de marché de problèmes et de solutions ("Want to mobilize a world of on-demand talent?"), Mechanical Turk (Amazon), place de marché pour des travaux de toutes sortes ("Marketplace for work"), microtasking, comme Gigwalk pour le marketing.
On peut aussi évoquer des entreprises commeWattpad (storytelling), le crowdsourcing du marketing littéraire avec Write On ou kindlescout qui, avec Amazon, soumettent les livres à la critique pour les rendre vendables ("stories need you", "reader-powered publishing"). Crowdsourcing pour un journalisme citoyen, pour la résistance politique et l'assistance aux victimes (Ushahidi, du mot swahili pour témoin), crowdsourcing pour le suivi des tremblements de terre ("Did you feel it"), de la circulation urbaine (Waze), pour le design (Wilogo), pour le marché de l'emploi (Witmart / Zhubazie / 猪八戒), la cartographie (Apple Maps Connect) ou la création de T-shirts (Threadless)... mais surtout les entreprises comme Patients Like Me ou CrowdMed sur la santé et la maladie.
Le crowdfunding, sorte de "financement participatif", relève d'une logique semblable (IndigogoKickstarter, SeedInvest) : en appeler au nombre pour financer des innovations (exemple : la montre Pebble). Cette pratique constitue une innovation dans l'économie de l'innovation (sur ce point, voir "Handbook for a new era of crowdfunding").

La proximité du crowdsourcing avec la data et ses outils d'exploitation est peu abordée dans l'ouvrage. C'est dommage d'autant que le crowdsourcing ne semble guère séparable du mécanisme des enchères et du temps réel, donc des fondements de l'économie numérique.
Les exemples évoqués semblent trop peu nombreux pour donner une idée claire de la diversité des situations et de l'évolution des modèles. Enfin, on attendrait plus sur la place des réseaux sociaux et du community management. Bibliographie efficace. Le livre répond assurément à des attentes techniques et théoriques mais il reste encore du travail...

jeudi 11 septembre 2014

La vie électrique : l'avenir au passé


Albert Robida, Le Vingtième Siècle. La Vie électrique, Paris, 1890, texte et dessins de l'auteur, La Librairie Illustrée, 264 p.avec gravures, disponible gratuitement sur le site de la BnF Gallica

Roman de science-fiction, qui décrit la vie en 1955 telle qu'on l'imaginait en 1890. A la fin du XIXème siècle, la technologie qui change le monde est alors l'électricité, nouveau paradigme. On lui attribue de futures prouesses technologiques dans les domaines des communications, des armes, des transports, de la culture, de la médecine... La célébration de la "fée électricité" sera reprise plus tard, de manière plus optimiste (tableau de Raoul Dufy, 1937,  "Texte sur l'électricité" de Francis Ponge, 1954).

Le héros du livre est un ingénieur auto-entrepreneur. A sa sortie de l'école (X), il lève beaucoup d'argent grâce à une "émission d'actions pour la mise en exploitation de 10 années d'idées" (ses idées). C'est sa vie, consacrée à l'électricité, et celle de ses proches qui constituent la trame du roman. En lisant cet ouvrage, on ne peut s'empêcher d'effectuer un parallèle avec la situation actuelle qui voit se rêver tant de miracles numériques.

«L'Électricité, c'est la Grande Esclave. Respiration de l'univers, fluide courant à travers les valves de la Terre, errant dans les espaces en fulgurants zigzags, rayant les immensités dé l'éther, l'Electricité a été saisie, enchaînée et domptée » déclare l'auteur.
Discours prophétique et promotionnel que l'on entendra, plus tard, à propos de l'électronique, du Web, des données massives (Big data)... Aristote déjà envisageait le remplacement de la main d'œuvre humaine par des machines (Politique, Livre 1, IV3 : "si les navettes tissaient toutes seules et les plectres jouaient de la cithare") ; Descartes voyaient les hommes se faisant "maîtres et possesseurs de la nature" (Discours de la méthode). La science-fiction ressasse ces intuitions.

Suppression des distances et présence virtuelle. « L'Électricité porte instantanément la voix d'un bout du monde à l'autre, elle supprime les limites de la vision". Le téléphonoscope (le "télé"), on dirait Skype, est partout ; il y des cours par téléphonoscope, on peut consulter les catalogue (télé-achat), les théâtres proposent des abonnements téléphonoscopiques, il y a des "photo-peintres". Il y a des "plaques" (écrans) partout.

Stockage et distribution du savoir et de l'information. La phonoclichothèque d'audio-livres ("phono-livres") réunit des éditions des grands auteurs, un dictionnaire mécano-phonographique, des manuels scolaires (y compris pour préparer le bac)... Les salles de spectacle vivant se vident puisque le spectacle vient à domicile, commercialisé sous forme de musique mécanisée : "on reçoit par les fils sa provision musicale" enregistrée (phonogrammes), que l'on peut écouter au lit sur un "musicophone de chevet".
Devant son siège, le journal a placé un grand téléphonoscope, vaste écran où il montre "l'événement à sensation" du jour ; il y a des Télés dans les magasins (DOOH). Les machines dicutent entre elles, les voix se répondant et argumentant comme si l'on avait passé le test de Turing. C'est le début de la domotique, de l'automation (taxis, "aérocabs"), de la commande vocale ("phono-calendrier"). Le Téléjournal apporte les nouvelles à domicile ("Gazette phonographique du soir et du matin"). Description à rapprocher de "La Journée d'un journaliste américain en 2889", nouvelle publiée par Jules Verne en 1889, exactement contemporaine de "La Vie électrique" et qui est sans doute inspirée des ouvrages d'Albert Robida.

L'auteur décrit les changements sociaux qui accompagnent la rupture technologique provoquée par l'électricité. Le principal changement concerne l'égalité des femmes et des hommes, "progrès immense", obtenu grâce à l'éducation ; des femmes participent à tous les pouvoirs, scientifiques, techniques, politiques, financiers...
Deuxième dimension du changement : la santé obligatoire grâce au "grand Médicament national" géré par un ministère de la santé publique.
D'où une troisième innovation sociale, les vacances. A cette fin, une région, la Bretagne, a été épargnée par le progrès technique : le Parc national d'Armorique est devenu un musée naturel de la vie d'autrefois, rurale et simple, avec la poste et le facteur, les fêtes et "la douceur du village", l'agiculture artisanale... Le présent (1890) apparaîtra donc dans l'avenir (1955) comme un paradis perdu où viennent se requinquer les "énervés" et les surmenés, "citadins lamentables"...

Tout n'est pas formidable dans cette utopie avec ses "serfs des enfers industriels rivés aux plus dures besognes", avec les villes privées d'arbres, polluées, embrouillées de câbles et de fils électriques ; la cuisine familiale remplacée par une alimentation livrée à domicile par tubes et tuyaux, "les ignorants   contraints d'évoluer dans une civilisation extrêmement compliquée, qui exige de tous une telle somme de connaissances, vont perpétuellement de la stupéfaction à la frayeur" (p. 35). Déjà, l'on voit poindre la crainte de la surveillance, les menaces sur la vie privée, la difficulté de gérer le temps, le stress, la fatigue chronique, les enjeux de l'intelligence artificielle...

Toujours de lecture agréable, ce roman du XIXème siècle illustre souvent avec finesse et humour, et non sans naïveté, les risques que font courir aux sociétés les progrès scientifiques et techniques. Ainsi, le Parc national d'Armorique, lieu idyllique des vacances,  estentretenu pour guérir des maux de la civilisation électrique, "barré à l'industrie, il est interdit aux innovations de la science". Le progrès mal encadré ravive une nostalgie rousseauiste (Premier discours). La société française du XXIème siècle n'est pas à l'abri de cette nostalgie...

Notons que l'ambition d'imaginer la vie à venir reste présente : ainsi en 2014, Géo Ado (cf. supra) publie un hors série sur "Ta vie en 2050" où sont évoqués les robots, les voyages, les sports... Lecteurs et lectrices de ce numéro auront 50 ans en 2050.

dimanche 7 septembre 2014

Digital Signage : des écrans partout


Justin Ryan, Digital Signage Power. An Expert's Guide to Mastering the Technology, 2014, Lulu.com, 11,79 $ (eBook), 119 p. Pas d'index, pas de table des matières...

Voici la présentation de ce petit livre telle que rédigée par l'éditeur : "This Easy-to-Read Book Tells You Everything You Need to Know to Put the “Digital Signage Revolution” To Work In Your Business – And Make More Money Than All Your Competitors Combined!" (ici)
Tout n'est pas faux dans cette annonce : le livre est bref, il se lit aisément. Il est consacré essentiellement à la dimension technique du média. Les techniciens et ingénieurs du domaine n'y apprendront pas grand-chose. Et ils regretteront l'absence du marketing ou du droit.
Le DOOH pour les Nuls ? Presque.

L'ouvrage décrit, chapitre après chapitre, les composantes technologiques essentielles du DOOH : le media player et ses différentes configurations, les écrans, leurs caractéristiques et leur installation, la création de contenus vidéo, le marketing de ce média, etc. A la fin de l'ouvrage, des chapitres traitent rapidement de quelques cas : magasin de chaussures, succursale de banques, bijouterie, chaîne de supermarchés, épicerie ; mais pas d'exemple dans les transports ou les institutions culturelles (musées, cinéma, etc.), dans les stades ou les universités.

Avec le DOOH, la révolution numérique se propage - et s'aventure - dans un secteur nouveau, encore peu exploré. Prenons cette publication comme un symptôme du développement d'un nouveau monde publicitaire, celui des écrans hors des foyers, Digital Out Of Home (DOOH) que l'on traduit, faute de mieux, par "affichage numérique". Parler de publicité sur écran hors des foyers serait plus juste, mais inélégant. Suggestions anyone?
  • Ce média relève de la publicité extérieure puisqu'il est présent hors des foyers et souvent proche des affichages papier (dans le métro parisien, par exemple, Media Transports).  
  • Il  s'apparente à la PLV puisqu'il est installé dans les points de vente, dans les vitrines et se substitue au carton. 
  • Cela ressemble à de la télévision puisqu'il y a diffusion de vidéos sur des écrans, avec des formats publicitaires identiques à ceux de la télé. Cela ressemble à de la télévision aussi avec une structure en network qui peut épouser les réseaux de magasins (concession automobile, banque, assurance, bureaux de poste, hypermarchés, etc.) et associer ainsi contenus locaux et contenus nationaux (repiquages, etc.).
  • Cela n'est pas loin du Web non plus, puisqu'il peut y avoir mesure continue des audiences, planning et achat programmatiques en temps réel, liaison avec le mobile (identifiants uniques cross-devices). La mesure peut prendre en compte la visibilité et une certaine forme de capping.
Cette assimilation commode par proximité porte pourtant au contresens. Par exemple, à la différence de la télévision, dans la plupart des cas, le DOOH n'inclut pas de son. À la différence de l'affichage papier, toujours de longue durée, la présence des messages peut être brève, répétée et, surtout, elle peut être planifiée par tranche horaire, et adaptée sans délais ou presque (creative optimization). Ces différences, ici brièvement évoquées, ne sont pas sans conséquences : par exemple, dans l'écosystème publicitaire classique, quel département / service traiteront le DOOH pour la création, pour l'achat ? L'affichage ? La télé ? Le Web ? Qui dispose en agence d'une expertise transférable ?

On notera l'absence de la mesure des audiences et des contacts, tellement importante pour les régies publicitaires et les annonceurs (pour les nouvelles offres de mesure des audiences DOOH, voir Eikeo ou Quividi) ; l'interactivité est à peine évoquée alors qu'il s'agit d'un sujet critique, même si l'intérêt d'une interactivité individuelle dans un espace public reste discutée, au-delà de l'événementiel et des OPSpé. Liés à la mesure de l'audience des écrans et à l'interactivité, il faut évoquer la protection de la vie privée et le consentement nécessaire des passants et des clients à cette mesure (voir le document de la CNIL à ce sujet).

Voici un trop petit livre pour un si grand sujet d'économie publicitaire et de marketing hybride alors que la question de la relation entre points de vente physiques et e-commerce se pose de manière lancinante. Ce média est en train de devenir un élément majeur de l'écosystème publicitaire et commercial. Présent dans les transports et dans les points de vente, présent dans les lieux publics et dans les institutions d'éducation, il est par construction le média des actifs. Il mérite un livre plus copieux, plus détaillé pour décrire et poser les problèmes essentiels.


27 posts sur le DOOH dans MediaMediorum

Retailing and facial recognition, the future of DOOH?

Mobile while mobile. Public transportation users are addicted to digital

Tokyo Digital Subway: Holistic Communication and Mobility


























mardi 26 août 2014

Expo télé à Paris


Catalogue de l'exposition. L'appli iPad.
"Culture TV. Saga de la télévision française" Exposition jusqu'au 8 mars 2015,
Musée des arts et métiers / CNAM, 60 rue Réaumur, 5,5 €

Exposition consacrée à l'histoire de la télévision française. Histoire des techniques d'abord, de la télévision mécanique à la numérique : transmission, réception, production. On peut, par exemple suivre l'évolution des appareils domestiques (réception) .
Histoire événementielle et politicienne ensuite : les grandes dates de 80 années de la télévision épousent celles du spectacle politique. Télévision performative parfois : débats électoraux, petites phrases d'élus et de candidats, etc. De Gaulle, Marchais, quels talents télévisuels !
Histoire people : la robe de mariage de Diana ! Histoire du spectacle sportif que la télévision achète, amplifie et construit. Peut-on imaginer Zidane sans la télé ?
Télévision miroir, cette anthologie télévisuelle réunit beaucoup d'extraits d'émissions choisis pour leur notoriété. Ces émissions représentent des terrains, de véritables traces pour les ethnologues, elles font voir combien ont changé les manières de se tenir, de se présenter, de parler, de se vêtir.
Télévision nostalgie (voir le Hors Série de télé 7 Jours sur le Petit Nicolas) : les anciens enfants téléspectateurs retrouvent le petit train des charades d'Interlude, Pimprenelle, Dorothée, les speakerines...
L'exposition a des ambitions didactiques et s'accompagne de conférences, de visites guidées, d'ateliers pédagogiques pour des publics scolaires ou familiaux, de documents.

Une exposition ne pouvait pas tout dire, tout montrer, d'autant que tout n'est pas spectacle. Il fallait donc assumer des renoncements ; certains de ceux-ci étonnent pourtant : on ne trouve pas trace dans l'exposition de l'économie de la télévision, rien sur la publicité et les régies des chaînes, très peu sur l'audience. Qui paie la télé ? On parle de l'influence politique, mais quid de des influences économiques ? Pour l'essentiel, l'exposition met l'accent sur une télévision de journalistes et d'animateurs, pas celle des gestionnaires, le hors champ de la télévision. La télévision a un coût très élevé, emploie des milliers de personnes et cela n'apparaît pas. Rien non plus sur la presse magazine (Télé 7jours), pilier majeur du multitasking télévisuel, plus que le smartphone ou la tablette, mais que l'on omet, faute de savoir l' évaluer.

Toutefois, beaucoup de ces lacunes apparentes sont comblées par une application gratuite accessible sur l'App Store. Les principales thématiques sont reprises en "chapitres" dans l'appli, illustrées de documents photos et vidéo, accompagnées des texte de synthèse, clairs et justes (notamment Géraldine Poels, Antonio Grogolini, Agnès Chauveau, Valérie Sacriste, Isabelle Veyrat-Masson sur les Publics).

Plus qu'un catalogue, l'appli s'avère désormais un complément indispensable à toute exposition physique. L'appli "Culture TV" constitue un outil propédeutique, agréable et commode, pour celles et ceux qui doivent approfondir l'histoire de la télévision française avant d'étudier les techniques, les modèles économiques, le financement de la télévision.


Sur l'histoire de la télévision française :

Service public TV. François Mauriac téléspectateur


Début de la frise chronologique placée au début de l'exposition qui - c'est rare - n'omet pas la période nazie

dimanche 24 août 2014

Service public TV. François Mauriac téléspectateur




François Mauriac, On n'est jamais sûr de rien avec la télévision. Chroniques 1959-1964, Edition établie par Jean Touzot avec la collaboration de Merryl Moneghetti, 2008, Paris, éditions Bertillat, 653 p. Index

Mauriac, prix Nobel de littérature (1952), a tenu une chronique TV, sorte de blog hebdomadaire, dans L'Express puis dans Le Figaro Littéraire. Toutes ces chroniques viennent d'être réunies en un volume, elles commencent avec la Cinquième République (1959) et s'achèvent fin novembre 1964 ; cet "enfant de la télé", consciencieux et enthousiaste, a 80 ans.
L'ouvrage séduit par la fraicheur des points de vue, la lisibilité : pas de langue de bois, de clichés ; pas de soumission aux modes intellectuelles, pas de complaisance pour les pouvoirs. Discrètement iconoclaste. La télé couverte par les "téléchroniques" est celle des débuts : noir et blanc, une chaîne (la seconde est inaugurée en avril 1964, six mois avant la dernière chronique). Peu de foyers possèdent alors un "poste" : 10% en 1959, 40% en 1964. En 1959, cette télévision diffuse 52 heures de programmes chaque semaine, dont une moitié en directe. 1959, c'est l'année de naissance de Télérama et de Télé 7 jours. Un média de masse s'invente et segmente.

Que retenir de ce que Mauriac retient de ces premières années télé, comment tirer profit de cette double mise à distance, celle du romancier, celle d'un demi siècle d'histoire télévisuelle ?
  • Télévision sans surprise. Déjà vu. Mauriac s'insurge quand la télévision piétine, ne faisant que redire ce qui a déjà été répété ailleurs ... notamment en matière d'information. Il souligne la rareté des "coups d'éclat" et la routinisation de l'offre de télévision : " Ce qu'on nous donne est honnête, du tout venant, sans surprise..." (p. 565, note de juillet 1964). Comment positionner un média dans un univers d'information continue ? Quel modèle économique pour échapper à la répétition, maîtresse d'opinion et d'indifférence : "Le pire danger de la TV, il faut le dire, c'est l'usure des meilleures émissions" (p. 265). Faut-il surprendre le téléspectateur ? Faut-il tant de télévision ? 
  • Que la télévision s'oublie, comme le reste. Vanité des vaniteux qui s'y bousculent, "people" qui bientôt ne seront  plus personne... "Ex-fan des sixties // Que sont devenues toutes tes idoles"... Et des politiciens qui courtisaient cette télé du pouvoir, à part De Gaulle, il ne reste rien. Des journalistes, rien. Des variétés, quelques uns, quelques unes ...
  • La télé, ce sont des visages, des regards. Comme Emmanuel Lévinas qui parlait d'épiphanie (cf. Totalité et infini, Section III, "Le visage et l'extériorité"), Mauriac souligne la transcendance des visages : ni la caméra ni la télévision ne l'altèrent. Que pensait Lévinas du visage télévisé, object technique, réifié, coupé d'Autrui, dés-interactivé donc ?
  • Que le média est parfois plus déterminant que le message, qu'il faut donc être à l'affût des modes d'usage, plutôt que des modes d'emploi. Que le téléspectateur est libre... McLuhanisme intuitif qui insiste sur les déterminismes techno-logiques souples (flous ?) du média (effet des horaires, des formats d'émissions, de la consommation familiale, etc.).
  • Si l'on n'y prend garde, la télévision "tend vers le bas"... A qui d'allumer des contre feux ? A l'école d'élever ? Comment faire passer des émissions difficiles aux grands publics : pas d'allusions, pas de connivences cultivées, recommande un Mauriac brechtien. Quelle didactique mettre en oeuvre (p.72) qui ne tue l'oeuvre ni ne rebute le téléspectateur ? La télévision publique a une mission culturelle : quels styles correspondent à cette mission ? A ces questions, des réponses manquent encore. 
  • De l'adaptation des oeuvres littéraires à l'écran télévisuel : réflexion sur l'écart pour un même contenu entre les médias, ce que l'on sous-estime toujours (Balzac ne passe guère l'écran, tellement appauvri). Mais s'agit-il des mêmes contenus ? La télé peut aussi raviver les classiques, leur donner une autre vie : Le Cid (Corneille), Les Perses (Eschyle), Musset, Ionesco, Marivaux en profitent. Mais il y faut beaucoup d'innovation. La télé appelle d'autres mises en scène, une autre manière de voir le théâtre (p. 346). "A quoi sert de téléviser des décors ?"
  • Que la relation de la télévision à la durée est incertaine. Risque de saupoudrage, de papillonnage quand il faudrait approfondir, insister. Mauriac dénonce le montage d'interviews en guise de réponse, facile et vide, à une question (p. 344), micro-sondages et micro-trottoirs qui alimentent l'opinion et ne pensent pas. Que le temps de la télévision n'est pas celui du roman ou du théâtre : quelle durée pour quel type de programme ? La question des formats est ouverte depuis cinquante ans ; Web et téléphonie mobile y pataugent à leur tour ...
  • De la difficulté de réunir la famille devant la télé, en une "écoute conjointe" (p. 206), que rassemblaient le spectacle de cirque ("La Piste aux étoiles"), certaines dramatiques, des films. Remarque qui rappelle que le problème de la structure des audiences ne naît pas de l'accroissement de l'offre mais de la logique sociale des consommations.
  • Certains genres sont insupportables à la télévision : "le propre de la télévision serait précisément de tordre le cou à la conférence" (p. 203), et pourtant, les conférenciers n'y manquent pas ! La télé grossit les grimaces des parleurs, et des interprètes (chanteurs, instrumentistes, etc.). Problème encore des visages et du gros plan. Nombreuses remarques de Mauriac sur la caméra qui accable, le maquillage qui enlaidit (problème aggravé par la HD), et les miracles télévisuels parfois. 
  • La télé se laisse aisément aller et flatte les pouvoirs. Exemple : Mauriac évoque une émission littéraire où Papon, alors préfet de police, dissertait de Descartes et de vie intérieure ! A l'époque, Papon, triomphant, n'a pas encore été condamné pour complicité de crimes contre l'humanité : il faudra attendre 1998. Le Canard Enchaîné sauva l'honneur des médias. Pour parler de Descartes, il y avait de grands professeurs, Alquié, Desanti, Guéroult, Lévinas... Dont certains furent aussi Résistants. 
Il y a 50 ans, les notations de Mauriac suscitaient des interrogations sur les principes de gestion propres à un service public de télévision. Quelle stratégie pour maintenir l'exigence d'innovation continue malgré la propension au remplissage, à la répétition, malgré le risque d'usure ? Quelle esthétique pour concilier audiences populaires et programmes de qualité ? Quelle organisation pour digérer les incessantes remises en chantier imposées par les innovations technologiques (taille et format des écrans, définition, interactivité, télécommande, etc.) ?

Dans le filigrane des chroniques, circule la question de l'évaluation des auditoires. Mauriac la pose dans les termes du critique, de l'écrivain. Traduisons la en termes techniques. Pour apprécier le service public, le contact / seconde paraît inapproprié.
Pourquoi ne pas recourir à une audience cumulée calculée sur une longue durée (un mois ?) et à partir du quart d'heure (au moins, au lieu de quelques fatidiques secondes).
Doit-on évaluer la télévision choisie comme la "télévision tapisserie", vue en passant, télévision involontaire ?