lundi 27 janvier 2014

La télé française à l'époque nazie



Thierry Kubler, Emmanuel Lemieux, Cognac Jay 1940. La télévision française sous l'occupation, Paris, Editions Plume, Calmann-Lévy, 1990, 223 p.

L'histoire de la télévision en France ne commence pas, comme on le prétend souvent, en 1945. Développée dès les années 1930, la télévision française a fonctionné durant l'occupation nazie, et plutôt bien, sous le nom de Fernsehsender Paris. Produite depuis les studios de Cognac-Jay, elle utilisait l'émetteur de la Tour Eiffel qui servait aussi pour les brouillages des avions "ennemis". Les deux auteurs content cette histoire de manière qui semble édulcorée, insistant sur l'aspect cordial et bon enfant de cette collaboration menée pour le grand bien de la technologie télévisuelle et le confort des pétainistes et d'une France plutôt. collabo.
Fernsehsender Paris est inauguré en septembre 1943 ; il est placé sous le contrôle du commandement militaire allemand (Oberkommando der Wehrmacht). Il fonctionnera avec du matériel allemand (Telefunken). La télévision de Paris, parfois bilingue, était presque exclusivement destinée aux soldats allemands blessés, retour du front russe, soignés dans les hôpitaux de campagne de la Wehrmacht à Paris (Kriegs Lazaretten). Elle dispose d'un orchestre et d'un large programme de variétés. La guerre achevée, la collaboration avec Telefunken se poursuivra...

La lecture de cet essai journalistique, riche en anecdotes, est agréable. On y perçoit l'aveuglement des politiques élus de l'époque qui ne comprennent pas l'enjeu sociétal et commercial de la télévision et y voient surtout un défi technologique d'ingénieurs. Déjà.
On y perçoit aussi l'une des facettes de la collaboration quotidienne avec le nazisme : les intérêts des soldats allemands et des personnels français qui travaillent ensemble (c'est, exactement, "collaborer") convergent : ils sont surtout préoccupés de leur confort, les uns fuyant le STO (Service du Travail Obligatoire en Allemagne pour aider le nazisme), les autres fuyant le front russe. On en oublierait presque, en lisant cette histoire quelque peu romancée, qu'en Europe, en même temps que s'élabore à Paris le divertissement des guerriers nazis, on assassine les Résistants, les fours crématoires fonctionnent à plein régime...

N.B. L'INA organise en octobre 2014 une exposition itinérante avec la SNCF sur l'histoire de la télévision. L'histoire de la TV française commencera dans les années 1950 (cf. Trains Expo). Sainte alliance : la SNCF n'a pas non plus laissé une belle image de sa période nazie (cf. La SNCF reconnaît son rôle dans la déportation). "Symbole culte" !

Voir aussi :
ARTE, "Berlin und Vichy auf der selben Wellenlänge", 2013 ("Berlin et Paris sur la même longueur d'ondes").
Emmanuel Lemieux, On l'appelait Télé Paris. L'histoire secrète des débuts de la télévision française (1936-1946), Archipel, Paris, 2013, 250 p., 18,95 €

mardi 21 janvier 2014

Victor Hugo, journaliste ?


Hugo journaliste. Articles et chroniques, choisis et présentés par Marieke Stein, Paris, GF Flammarion, 2014, 463 p., Bibliogr., Index.

Quelle fut la relation de Victor Hugo à la presse au cours de sa très longue carrière politique et littéraire ?
Le titre de l'ouvrage est quelque peu trompeur car si Victor Hugo recourt à la presse pour faire connaître ses opinions, il n'a pas été journaliste, encore moins directeur de journal. D'ailleurs, il n'a pas tiré de revenus directs de la presse (feuilletons, comme Zola ou Baudelaire). Il utilise la presse comme tribune politique pour faire connaître et propager ses opinions : proclamations, adresses, lettres aux éditeurs. Pourtant, Victor Hugo a effectué un discret travail de journaliste, observant et notant des faits au jour le jour ; mais ce travail journalistique (Choses vues) ne sera pas publié de son vivant (aujourd'hui chez Gallimard, Paris, 2002, 1421 p.).

Les textes réunis par Marieke Stein sont répartis en trois catégories : les articles et chroniques (publiés au début de la carrière littéraire de Victor Hugo, alors ultra-royaliste), ensuite les interventions politiques dans la presse et, enfin, les interventions pour la défense de la liberté de la presse et la défense des journalistes.
Le choix de textes réserve des surprises : en effet, les textes à tonalité journalistiques de Victor Hugo (comme ceux d'autres écrivains) sont généralement absents des manuels scolaires et des anthologies littéraires ; leur légitimité culturelle est moindre. A titre d'exemple, je signale le texte intitulé "Les condamnés à mort", publié dans Le Rappel pour défendre des communards : "un homme condamné à mort pour un article de journal, cela ne s'était pas encore vu", ou encore le texte de Victor Hugo prenant la défense de son fils menacé de la prison pour avoir attaqué la peine de mort dans L'Evénement (16 mai 1851).

Liberté de la presse, dénonciation de la peine de mort, éducation pour tous sont les thèmes constants des interventions de Victor Hugo dans la presse à partir de 1848. Victor Hugo défend systématiquement les journalistes condamnés. Il ne cesse de répèter que la presse concourt à la souveraineté du peuple et à l'éducation, qu'elle constitue un "vaste enseignement public et presque gratuit". Sans elle, le suffrage universel est vain. Il soutiendra les initiatives d'Emile de Girardin pour lancer des titres populaires et bon marché (La Presse, 1836).
Finalement, note Marieke Stein, aux faits, Victor Hugo préfère les idées et, au journalisme, la littérature (qu'elle qualifie joliment de "journalisme non périssable"). Les faits sont pour Victor Hugo des "idées à l'état de germe". Dans ce primat accordé aux idées sur les faits, on peut entrevoir le péril qui menace le journalisme : ne pas s'en tenir aux faits, leur préférer le confort des opinions. Doxosophes.

N.B. Dans cette collection, GF Flammarion a publié Balzac, Baudelaire, Gauthier et Zola journalistes.

mardi 7 janvier 2014

Médias et constructions nationales


Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Editions du Seuil, 1999, 311p., Bibliogr., Index.

"La check-liste identitaire", c'est ainsi que Anne-Marie Thiesse désigne avec humour l'inventaire hétéroclite des éléments symboliques réunis pour faire accroire aux populations que la nation existe et que nous avons une identité nationale remarquable. Ce bric-à-brac fabriqué de toutes pièces comprend la langue, bien sûr, les emblêmes, les commémorations, les monuments, les musées, les timbres, les billets de banque, les expositions, les manifestations sportives, des légendes inventées, des œuvres musicales, etc.
Complément logique de ce bric-à-brac culturel : le tourisme qui donne à voir et consommer le folklore national, le patrimoine, "la nation illustrée" : costumes traditionnels, paysages (recadrés par la photographie et les cartes postales), folklore rural et monuments restaurés, fêtes. La nation est aussi l'objet chéri des manuels scolaires (histoire, instruction civique, géographie, etc.), du sport (gymnastique, le rôle des Tours cyclistes, célébrations journalistiques des composantes territoriales de la nation). Tout fait nation : l'opéra, le foot, les loisirs en plein air...
Cela converge vers des topos sur l'âme nationale, l'art national et la nostalgie artificielle d'époques d'avant l'industrie, l'urbanisation. La crainte proclamée de l'affaiblissement de la nation et de la culture nationale s'acoquine bientôt avec des attitudes xénophobes, antisémites et moralisatrices, sexistes et racistes.

Les médias jouent un rôle essentiel dans l'élaboration des identités nationales et des langues nationales : les langues se nationalisent grâce à l'imprimé (livre puis périodiques) et surtout grâce à la radio et à la télévision. Le roman historique, lié au développement de la presse populaire (publications en feuilletons) contribuera aux identités nationales : il fournit des héros que le cinéma amplifiera (Notre-Dame de Paris). Les objets décoratifs reproduits en grande quantité ("reproductibilité technique") pour le consommation des touristes (lithographies, vaisselle, miniatures diverses), les spectacles historiques contribueront également à la célébration continue du sentiment national et à l'euphorie qui accompagne les consommateurs et les supporters dans une "communauté imaginée" (euphorie souvent guerrière). La création publicitaire aussi exploitera le filon de la nation.
Très précisément documenté, mobilisant de nombreux exemples, souvent inattendus, cet ouvrage d'historienne permet de penser la notion de média (son extension, son histoire). L'ouvrage souligne les effets invisibles des média et en fait saisir l'ampleur. Notons que ces effets, politiques et culturels, sont supposés et que la liaison causale est rarement démontrable ou vérifiable, comme pour la plupart des effets des médias (ce qui n'est pas un mince problème pour qui voudrait construire une science rigoureuse des médias).
Ouvrage décapant, indispensable à qui veut comprendre l'évolution récente et actuelle des médias.