mercredi 30 avril 2014

Journalisme infiltré : sur le revers matériel de la médaille numérique


Jean-Baptiste Malet, En Amazonie. Infiltré dans le "meilleur des mondes", Paris, Fayard, 2013, 159 p.

Le journalisme infiltré ou journalisme d'immersion permet de déjouer les interdictions et surtout de traiter un sujet de l'intérieur, sinon de le vivre. L'un des premiers infiltrés, Günther Walraff a mené, en Allemagne surtout, de nombreuses enquêtes. Dont une à l'intérieur de la rédaction du quotidien Bild-Zeitung (groupe Axel Springer) : Der Aufmacher (1977), Zeugen der Anklage (1979)...

A Erfurt, Caro Lobig, journaliste infiltrée dans les entrepôts de Zalando (commerce en ligne) a réalisé un documentaire pour RTL sur les conditions de travail dans l'entreprise. L'entreprise a porté plainte pour espionnage industriel. RTL soutient sa journaliste tandis que le reportage se propage et est débattu sur les réseaux sociaux.
C'est également dans les entrepôts, au cœur de la logistique du e-commerce, que Jean-Baptiste Malet s'est infiltré pour décrire les conditions de travail, d'embauche aussi (Adecco), sur le site Amazon de Montélimar.
En Amazonie est le récit de son enquête, dont la méthodologie s'apparente à l'observation participante. Dans le meilleur des mondes est une allusion au sous-titre français d'un ouvrage de Günter Wallraff : Parmi les perdants du meilleur des mondes (Paris, éditions La Découverte, 324 p.). Le récit décrit les conditions de travail, l'ambiance générale : horaires, rythmes, surveillance de chaque instant, méfiance, fatigue, petits chefs...
Décidément, les prix bas coûtent fort cher à notre société. Et la défense de l'emploi à tout prix, par les élus, très cher aussi. Et ceci ne se passe pas seulement en Asie lointaine, mais dans notre "douce France", à quelques pas de la Nationale 7... "route des vacances"... Le monde numérique, contrairement aux affirmations oiseuses, ne connaît pas de dématérialisation.

En annexe, Jean-Baptiste Malet donne des éléments de "terminologie amazonienne" ; en effet, à Montélimar, Amazon impose son vocabulaire professionnel américain : ne pas dire "volumineux" mais "large", pas "atelier" mais "floor", pas "centre de distribution" mais "fulfillment center", et puis outbound / inbound, slam, stower, eacher, bin, damage, associates... Sans compter la devise affichée : "work hard, have fun, make history". Surprenante, cette importation langagière. Comment l'expliquer ? Mépris du local ? Effet de la mondialisation ? Ces entreprises entachent leur image de marque, en bravant les cultures européennes (syndicales). Comme le rappelle à propos Laura Stevens dans The Wall Street Journal, Walmart, champion américain de la grande distribution, n'a-t-il pas fini par devoir abandonner le marché allemand (cf. "Amazon Vexed by Strikes in Germany") ? Un sentiment national diffus d'humiliation et de colonisation commence à s'exprimer...

A l'enchantement du numérique succède ainsi, au fur et à mesure que s'étend sa progression, un lourd désenchantement et beaucoup de déceptions. Espionnage, confiscation confidentielle de la vie privée, moteurs de recherche soumis aux intérêts commerciaux, gentrification, conditions de production industrielle insupportables... Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du numérique. Le revers de la médaille numérique est terrible : d'un côté, les délais de livraison réduits, la commande en ligne, l'appli mobile, l'abondance de choix, de l'autre côté, cachées, des conditions de travail réactionnaires. S'en tenir comme souvent à la célébration unilatérale de cette économie, à ses prouesses technologiques et omettre les hangars d'Amazon ou de Zalando constitue un mensonge politique et une erreur d'analyse économique. On aurait pourtant aimé imaginer cette si nouvelle économie plus vertueuse et respectueuse des travailleurs que la métallurgie ou le textile. Quand les hérauts des gloires numériques vantent leur modernité et paradent, - et ils s'y entendent -, il faudrait toujours (leur) rappeler les conditions de travail tristement traditionnelles dans leurs hangars et leurs usines.

Le journalisme infiltré s'inspire de précédents intellectuels riches, plus ou moins ethnographiques. Par exemple, celui de Georges Orwell chez les mineurs (The Road to Wigan, 1937) ; celui de Simone Weil, professeur travaillant en usine (cf. textes réunis par Gallimard dans La condition ouvrière en 1951, repris in Œuvres, "L'expérience du monde du travail", Paris, Gallimard, 1999). Ou encore, celui de Robert Linhart, intellectuel "établi" en 1968 dans les usines Citroën (L'établi, Editions de Minuit, Paris, 1978). Tous revendiquaient une connaissance plus intime, rigoureuse du monde du travail ouvrier et de ses souffrances (donner "un contenu précis au concept de plus-value", disait Robert Linhart). Mais comme pour nos journalistes, de savoir provisoire la situation d'infiltré la rend supportable : une dimension manque inexorablement... Reste le remarquable ouvrage de Katherine Hosse sur "Facebook vu de l'intérieur" (The Boy Kings. A Journey into the Heart of the Social Network, 2012).

Sur ce journalisme, voir : Reporter unndercover. Journalisme offensif à la TV

mardi 29 avril 2014

Tout sur le test de Turing


The Turing Test. Verbal behavior as the Hallmark of Intelligence, edited by Stuart Shiber, Bradford Books, 28,79 $ (kindle), 2004, 336 p., Bibliogr, Index

Voici une anthologie de textes centrés sur la question de l'intelligence des machines, la confrontation de l'intelligence humaine - naturelle - et de l'intelligence artificielle (IA). Les vingt textes réunis ont été écrits ou traduits en anglais.
Au début, se trouvent des textes français du XVII et XVIIIèmes siècles sur les "animaux machines" et les "automates" (René Descartes, le chapitre 5 du Discours de la méthode où l'idée du test de Turing est implicite) et "l'homme- machine" de La Mettrie. Descartes déjà pose que le langage et la raison distinguent les humains des automates et autres "machines mouvantes".

Ensuite vient le texte clef, publié par Alan M. Turing en 1950 dans la revue Mind : "Computing Machinery and Intelligence" où est proposé le célèbre "test de Turing"qui permet de distinguer un humain d'une machine. Puis viennent des textes de Turing lui-même sur le même thème.
Enfin sont proposés des textes de différents auteurs, de différentes disciplines, discutant le principe du test et ses conséquences philosophiques. Peut-on ou non construire une machine capable de passer ce test ? Débat mobilisant des linguistes (John R. Searle, Noam Chomsky), des logiciens, des psychologues (D. Dennett), des informaticiens, etc. Des questions philosophiques classiques sont abordées de manière rigoureuse, moins métaphysique que d'habitude, dont, par exemple, la canonique question : "Qu'est-ce que penser ?" à quoi font écho les questions de Turing ("Can a computer think?") ou de Daniel Dennett ("Can Machines think") ? On est loin du "Was heisst Denken ?" de Martin Heidegger.

Cet ouvrage copieux a le mérite de réunir en un seul volume toutes les pièces d'une discussion qui n'a pas cessé depuis la publication de Turing sur le test. Avec son index et son abondante bibliographie, l'ouvrage est commode et constitue un bon outil de travail et un manuel utile. Peut-être est-il temps de mettre ce débat à jour alors que l'intelligence artificielle s'installe au coeur des développements numériques actuels et de leurs limites : automatisation, machine learning, deep learning, personnalisation, recommandation, analyse sémantique, reconnaissance faciale ou vocale, traduction automatique, big dataetc. La question de Alan M. Turing - une machine peut-elle penser ? -  reste entière, même dans sa reformulation optimiste par Ray Kurzweil (The Singularity is Near, 2005).

lundi 7 avril 2014

La radio au service des nazis en Allemagne (1933-1945)


Muriel Favre, La propagande radiophonique nazie, Paris, INA éditions, 2014, 161 p., Bibliogr., Index, 18 €

Ce que les nazis firent de la radio. Dès leur prise de pouvoir, les nazis ont contrôlé totalement les médias, sous l'impulsion de Joseph Goebbels. Toute presse non nazie fut interdite et la radio passa entièrement sous contrôle nazi. En 1939, l'écoute des radios étrangères fut interdite.

L'ouvrage de Muriel Fabre correspond à une thèse d'histoire ; l'auteur, archiviste de formation a travaillé au Deutsches Rundfunkarchiv (Francfort), elle décrit les utilisations de la radio par les pouvoirs nazis. Elle rappelle à propos que le parti nazi (NSDAP) n'avait eu aucun accès à la radio avant sa prise de pouvoir ; ce qui élimine l'explication courante selon laquelle la radio aurait assuré le triomphe du nazisme : non, la radio n'a pas fait les élections allemandes de 1932-1933 ! D'une manière générale, ce que doivent Hitler et son parti à la radio n'est pas démontré.
L'auteur analyse surtout le fonctionnement politique et l'organisation de la radio dirigée par les nazis.
  • Retransmission de la radio dans les usines et les bureaux (premier discours de Hitler diffusé depuis l'usine Siemens de Berlin en novembre 1933), puis dans les cafés. Un récepteur adéquat a même été conçu à cet effet. Ecoute sous contrainte, non sans réticence du public, semble-t-il. Un média que l'on 
  • Le modèle économique de la radio nazie est celui du secteur public : dès 1936, Goebbels supprima la publicité à la radio afin de s'assurer du contrôle total du financement et de l'organisation.
  • Pas de ciblage, rappelle Goebbels : la radio est un mass-média. Représentation courante, que partagent à l'époque aussi bien Rudolph Arnheim que Joseph Goebbels. La radio serait un média qui s'imposerait à tous, qui transcendant les classes de réception, effacerait les distinctions sociales pour procéder à "l'unification mentale du peuple allemand" (J. Goebbels). 
Au terme de l'ouvrage, une question s'impose : en matière de communication politique, qu'est-ce qui est l'universel d'une époque et que l'on retrouve dans d'autres régimes (mussolinien, stalinien, franquiste, etc.), dans d'autres partis, et qu'est-ce qui caractérise exclusivement le nazisme allemand ? A mon avis, en matière de médias, rien n'a distingué les nazis. L'obsession politique du contrôle des médias, autant qu'il est possible, semble d'ailleurs universelle.
La radio était perçue comme une arme de guerre civile : d'ailleurs, le gouvernement nazi fit don d'un émetteur Telefunken à Franco pour l'aider dans sa guerre contre les Républicains espagnols (RNE, 1937).

Malgré tout le travail historique effectué par l'auteur, on reste frappé par la pauvreté conceptuelle des sciences sociales face aux médias : dans ce cas, faute de données qualitatives (témoignages), faute de données quantitatives concernant la réception (pas de publicité, donc pas de mesure d'audience...), il est difficile d'apprécier l'acquiescement ou la résistance de la population allemande à la radio nazie. On est contraint de s'en tenir à l'analyse des programmes, à la diffusion, à méconnaître la réception.
Avons-nous progressé sur l'analyse des "mass-médias" ?
Pour analyser les modalités d'action et d'efficacité de la radio, l'auteur recourt à la notion confuse de "cérémonie radiophonique", notion importée de travaux sur la télévision. Quant à la notion de propagande, elle est tout aussi floue : d'ailleurs, dans le titre du ministère de J. Goebbels figurait avec la notion de propagande celle de "Volksaufklärung" (difficile de traduire cette expression qui signifie "éclairer le peuple") où le peuple (das Volk) est mis en avant comme dans la dénomination (branding) d'autres réalisations nazies : Volksempfänger (récepteur radio), Volkswagen (automobile)...
Pour mieux percevoir le rôle idéologique de la radio, sans doute faut-il l'intégrer dans l'ensembles des moyens mis en œuvre par un groupe ou un parti pour assurer l'hégémonie de ses idées (A. Gramsci). D'où l'intérêt de l'approche globale de l'action nazie tentée parfois par Muriel Fabre.
Avant 1933, pour sa propagande et sa visibilité, le parti nazi comptait sur des manifestations de rue paramilitaires puis sur l'organisation minutieuse de vastes regroupements populaires : toute une sémiologie était mobilisée avec chemises brunes, emblèmes, hymnes, flambeaux... le tout servi par des mises en scène démonstratives voire menaçantes. Pour préparer la prise du pouvoir, les nazis procédèrent ainsi à l'investissement calculé et systématique de l'espace public (par exemple, la formation d'orateurs et de conférenciers nazis est organisée dès 1928). Ce premier travail de propagande étant effectué, il reviendra à la radio (le direct) et aux actualités cinématographiques (différé) de l'amplifier. Ultérieurement, il en fut ainsi lors des déplacements de Hitler devenu chef d'Etat.

Voici donc une description précieuse de la radio nazie. Dans un souci de vulgarisation, cette publication a-t-elle peut-être trop décapé la thèse originale des références originales (en allemand) et de son appareil de commentaires.

Signalons, pour finir, une anecdote rapportée par Muriel Favre (qui ne l'explique pas) : parmi les consignes données aux directeurs des radios nazies, l'une concerne les Cantates de Jean-Sébastien Bach : ne pas en diffuser pas plus d'une fois par mois.