mercredi 25 mars 2015

Qu'est ce qu'un livre à Rome ?


Rex Winsbury, The Roman Book. Books, Publishing and Performance in Classical Rome, Bristol Classical Press, 2011, 236 p. Bibliogr., Index

L'auteur, pour être docteur en littérature classique (classical studies) d'Oxford University, n'en a pas moins travaillé pour The Financial Times, The Daily Telegraph et la BBC en tant que journaliste et éditeur. Son ouvrage se trouve à l'intersection de deux compétences : il leur doit sa liberté et sa simplicité de ton. Il s'agit de répondre à une question simple et ambitieuse : quelle est la culture du livre à Rome (la période étudiée va de 80 avant à 170 après notre ère).

D'emblée, l'auteur pointe deux différences sociales entre le rouleau et le livre. A Rome, la culture du livre est indissociable de l'esclavage et il s'agit presque exclusivement d'une pratique masculine.
S'y ajoutent des différences techniques :  le rouleau (volumen) ne recourt pas à la ponctuation et il n'y a pas de séparation des mots par des espaces (la lecture actuelle est plus aisée, visuelle ) ; de plus, il n'y a pas de numérotation des pages... Ergonomie rudimentaire.

Pour établir la notion de livre, Rex Winsbury doit remettre en question plusieurs des postulats ethnocentristes sur lesquels repose l'histoire du livre à Rome. Cette "déconstruction" commence par la notion d'éditeur (publisher), inconnue à Rome ; de même, la librairie (librarius) s'avère une boutique de copiste (copyshop) plutôt qu'une bookshop. Un fossé infranchissable sépare donc "the roman book" du livre moderne.

Rex Winsbury identifie les rouleaux à de la "littérature orale" ou "littérature de/pour la voix" ("Litterature of the voice") : la lecture publique (recitatio) est un mode de diffusion et de consommation littéraire à part entière (elle se poursuivra bien au-delà du rouleau. Cf. La diffusion de la Réforme ; voir aussi le succès de l'audio-livre et des lectures au théâtre).
L'auteur évoque les multiples métiers du livre généralement exercés par des esclaves, esclave perçu comme un simple outil doté de voix ("instrumentum vocale"). Parmi ces métiers, celui de lecteur (anagnôstes), celui qui colle les feuilles de papyrus pour composer un rouleau (glutinator), celui qui prend des notes rapidement (notarius), le secrétaire (amanuensis).

Sont également évoqués par l'auteur le rôle de la mémoire, la fonction des tablettes de cire, l'apprentissage de la lecture...
Rex Winsbury signale aussi le commencement d'une tradition qui ira loin, celle qui consiste à  brûler les livres des auteurs qui déplaisent. Décisions d'empereurs dont on ne parle guère : Auguste, Tibère, Caracalla... Les nazis n'ont pas inventé la destruction culturelle.

Au sortir de l'analyse minutieuse de Rex Winsbury, le livre de l'époque romaine apparaît dépouillé de son aura. Exploitant des technologies primaires, son modèle économique relève d'abord de l'esclavage. Comme tel, il est l'apanage de la classe dominante romaine ("the book as social glue of the upper class").
Très commode, ne jargonnant jamais, accompagné de nombreuses notes, The Roman Book est un excellent outil de travail et de culture média. Les spécificités historiques de l'objet "livre" ressortent clairement de l'analyse ; elle met en évidence les constituants de la révolution de l'imprimerie et du papier : rupture avec l'esclavage, autonomisation du lecteur, extension extra-ordinaire des publics (féminisation), commodité de la lecture, abolition d'un privilège culturel.
Le "livre" numérique est-il une révolution d'ampleur équivalente ?


Signalons, sur un sujet voisin, le livre de Emmanuelle Valette-Cagnac, La lecture à Rome. Rites et pratiques, Paris, BELIN, 1997, 335 p., Bibliogr., Index.

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