dimanche 31 mai 2015

L'événement Socrate, sa propagation jusqu'à nous



Paulin Ismard, L'événement Socrate, Paris, Flammarion, 2015, Bibliogr., Index, 21 €, 304 p.

Le procès de Socrate et sa condamnation à mort en -399 constituent un événement de la mémoire occidentale et de l'histoire de sa philosophie. Evénement : "un événement n'est pas ce que l'on peut voir ou savoir de lui mais ce qu'il devient (et d'abord pour nous)", rappelle l'auteur, citant Michel de Certeau. Histoire qui se propage depuis les textes canoniques de Platon et de Xenophon, tous deux intitulés Apologie de Socrate. L'Affaire Socrate, dit encore l'auteur, comme on a dit l'Affaire Dreyfus. Affaire toujours contemporaine au point qu'en 2012, on a rejoué ce procès à Athènes. Rappel de Paulin Ismard, en conclusion : "la Grèce antique demeure une réalité bien vivante".

Ce qui frappe dans cet événement vieux de 25 siècles, c'est tout ce que l'on en ignore et qui sans doute assure sa vitalité. La cause même du procès, d'abord. Il s'agit probablement un procès politique (c'est la guerre civile) qui voit la revanche de la démocratie contre l'oligarchie des "Trente-Tyrans" (-404 / -403) que Socrate a soutenue. Mais, qu'est-ce que la démocratie grecque, est-elle proche de la notion actuelle ? Le mot peut être trompeur ; en fait, les démocraties occidentales d'aujourd'hui auraient sans doute pour les Grecs d'autrefois beaucoup des traits d'un régime oligarchique, le suffrage indirect créant et entretenant une oligarchie politicienne (cf. Daniel Gaxie, Le cens caché, 1978). Les dispositifs numériques pourraient-ils rénover la démocratie, la rendre directe, la déprofessionnaliser ?

Depuis sa mort, l'histoire de Socrate et de sa fin théâtralisée est reprise sans cesse (cf. infra, le tableau de David) ; ainsi, le personnage de Socrate sera-t-il récupéré successivement par le christianisme, l'Islam, la Renaissance (Erasme, Montaigne), les Lumières ("Socrate Diderot" dit Voltaire à propos de l'encyclopédiste embastillé qui, dans sa cellule, traduit l'Apologie de Socrate), les Révolutionnaires, de Robespierre à Babeuf et bien d'autres (utile rappel de Paulin Ismard, citations à l'appui). Ainsi, l'événement se transforme pour se perpétuer et habiter la mémoire. Rappelons quand même le rôle que jouent, dans le maintien de "l'événement Socrate", les dialogues de Platon, lus et étudiés à l'école (combien de temps encore ?).

Socrate est le philosophe emblématique des professeurs de philosophie, comme le rappelle Maurice Merleau-Ponty dans son Eloge de la philosophie (1953, leçon inaugurale au Collège de France) : "Il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui n’enseignait pas, du moins dans des chaires d’État, qui s’adressait à ceux qu’il rencontrait dans la rue et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les pouvoirs, il faut se rappeler Socrate. La vie et la mort de Socrate sont l’histoire des rapports difficiles que le philosophe entretient, – quand il n’est pas protégé par l’immunité littéraire, – avec les dieux de la Cité, c’est-à-dire avec les autres hommes et avec l’absolu figé dont ils lui tendent l’image". Tout est dit, et l'on débat toujours : Socrate, sophiste ou non sophiste ? Rappelons que Fârâbî, éminent lecteur de Platon, laissait entendre que, du point de vue de Platon, Socrate s'y prenait mal et qu'une méthode douce, comme celle de Trasymaque eût mieux convenu (cf. Pierre Bouretz, Lumières du Moyen-Age. Maïmonide philosophe, Gallimard, 2015, Chapitre 1).

Livre d'histoire et de philosophie, sur le droit et la religion dans la Cité aussi, L'événement Socrate, alimentera efficacement une réflexion sur la notion d'événement et sur les médias qui le structurent et le propagent, et par lesquels il perdure. Quels médias dans le cas de Socrate ?  Le livre, l'école, le musée (tableaux)...
"L'historien doit se faire sismographe" pour saisir la puissance continue de l'événement, dit Paulin Ismard. L'auteur est toujours prudent dans ses interprétations, clair. Circonspection sémantique salutaire : pour des lecteurs modernes, que peuvent signifier dans les énoncés socratiques des termes comme εὐσέβεια (piété), ἀρετή (vertu), "évergète pauvre", philanthropie ?

N.B. Alors que des politiciens doutent de la place du grec dans notre enseignement, regrettons que les mots grecs utilisés dans le livre ne soient pas écrits aussi avec l'alphabet grec. Réflexion à mener sur l'édition et la vulgarisation, qui vaut pour toute langue étrangère.

David - The Death of Socrates
Jean-Louis David, La mort de Socrate, 1787 (The Metropolitan Museum of Arts, New York)
dont la reproduction partielle est utilisée pour le couverture du livre de Paulin Ismard (cf. supra)

mardi 19 mai 2015

S'engager à se désengager


David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Edition Métailié, Paris, 2015, 207p. Bibliogr.

"Nos existences parfois nous pèsent" : ainsi commence l'ouvrage de David Le Breton. Cette affirmation liminaire est le pendant du postulat existentialiste : "l'homme est condamné à être libre" (Jean-Paul Sartre). Cette injonction pèse, et nos contemporains, ivres de "divertissement", aimeraient parfois relâcher la pression qu'ils subissent dans tous les moments de leur vie personnelle et professionnelle. D'autant que cette pression sociale est désormais aggravée par les médias nouveaux et les réseaux sociaux, omniprésents et instantanés, mobiles et portables.
David Le Breton décrit une réaction de plus en plus fréquente à cet enfer, "disparaître de soi" : "j'appellerai blancheur cet état d'absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté d'être soi". Comportement de résistance à une organisation sociale qui sécrète précarité, angoisse et stress.

L'auteur, professeur de sociologie à l'université de Strasbourg traite du désengagement, de l'indifférence, du "retrait du lien social" sous toutes ses formes. Beaucoup de ses exemples proviennent de la littérature : Emily Dickinson, Fernando Pessoa, Georges Perec, Robert Walser, Herman Melville (Bartleby), Samuel Beckett, Georges Simenon, Paul Auster... tous ont évoqué cette logique de désengagement social. L'auteur aurait pu évoquer, pourquoi pas, la vie du mathématicien Alexandre Grothendiek. Loin de la littérature, les formes banales de la "disparition de soi" sont multiples : le sommeil, la fatigue (burn out), la dépression... L'auteur évoque aussi la "souffrance au travail" (citant Christophe Dejours), "l'usure mentale" dans les entreprises où les employés peuvent être considérés comme variables d'ajustement. Un chapitre entier est consacré à l'adolescence et aux contraintes de l'identité, un autre à la maladie d'Alzheimer où les vies se défont. Quel diagnostic commun pourrait les réunir ? Quelle aliénation ?

Pourquoi "Disparaître de soi" devient "une tentation contemporaine" ? Qui succombre, qui résiste ?Si l'ouvrage recense de nombreuses formes courantes, discrètes, de résistances aux diverses formes de contrainte sociale, il met aussi l'accent sur les formes pathologiques, extrêmes.
L'angle choisi par l'auteur pour regarder la société est original, situé à l'intersection du sociologique et du psychologique ; ce point de vue, cet angle pourraient s'avérer particulièrement fécond pour analyser l'évolution issue des nouveaux médias et de leurs exigences sociales dont témoigne, par exemple, le droit au déréférencement, droit à l'oubli contre l'atteinte à la vie privée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux.
S'évader de soi, s'évader des personnages qui fabriquent pour chacun une identité carcan (personnalisation à partir de nos données) ? Le dernier épisode de Mad Men qui montre Don Draper, dépressif, "disparaître de soi", se défaire de ses personnages, un à un, et des contraintes accumulées tout au long des épisodes de sa vie. Comment "glisser entre les mailles du tissu social" et de ses exigences, de son économie ? Tout au long de l'ouvrage de  David Le Breton, chemine une interrogation sur l'identité et sur la personnalité, thèmes lancinants des médias sociaux (personnalisation, recommandation). A lire cet ouvrage, le besoin urgent se fait jour d'une socianalyse des médias sociaux et de leur impact sur la vie quotidienne.

N.B. Sur un thème voisin, voir l'ouvrage de Byung-Chul Han, Müdigkeitsgsellschaft, Matthes & Seitz, Berlin, 2010, 70 p. (traduction française : La société de la fatigue, Circé).