dimanche 10 avril 2016

Annie Ernaux, écriture et auto-socioanalyse


Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, 151 p. 15 €

Cet ouvrage est un travail sur la mémoire, sur la narration de l'intime, sur la distance entre ce qu'a vécu une jeune fille et ce qu'en perçoit la "même" femme, beaucoup plus tard. Soixante ans après un événement sexuel traumatisant (pour elle), l'auteur repasse par deux de ses années, celles, entre dix-huit et vingt ans, années qui inaugurent son entrée dans l'âge adulte, par le baccalauréat et la vie d'étudiante boursière. Autobiographie avec zooms, avant et arrière, flash-backs.
Retrouver, comprendre, assimiler. Enoncer plutôt que dénoncer.
Le travail de mémoire de l'auteure (sa documentation) est opéré au moyen de photos, de lettres retrouvées, de souvenirs plus ou moins délabrés. Annie Ernaux supplée ces traces en recourant au moteur de recherche, au réseau social Copains d'avant, aux annuaires. Le Web est désormais un outil des romanciers, toute la mémoire de leur monde s'y trouve, ou presque.

Comme dans la plupart de ses livres, Annie Ernaux utilise les médias, traces dans la mémoire, pour situer la datation biographique et l'ambiance de l'époque : les films ("L'année dernière à Marienbad", "Les Orgueilleux", "A bout de souffle", "Les Amants", "Hiroshima mon amour", "Le repos du guerrier"...), les chansons à la mode (Dalida, Gilbert Bécaud, Georges Brassens, Billie Holiday, Paul Anka, Edith Piaf, "Only You"), les people du moment (le roi Pelé, Charlie Gaul, Juliette Gréco, Brigitte Bardot...), la presse magazine (Bonne Soirée et ses romans insérés, Lectures pour tous...). Tout cette mémoire involontaire aide à parler de l'époque, permet de la retrouver. L'auteure souligne d'ailleurs combien les romans-feuilletons féminins de ces années là étaient bien plus réalistes, à propos de la vie des femmes, de leurs soucis et de leurs préoccupations, que la littérature noble, légitime. Pour tisser la toile de fond des souvenirs de 1958, l'information politique occupe peu de place : la guerre d'Algérie, affaire masculine et muette, est à peine présente (les attentats, les appelés). La vraie vie était ailleurs, censure du temps, effacement à quoi contribuent les médias, par défaut !

Cette "fille" de dix-huit ans est un personnage en quête de son auteur. Le personnage discute âprement avec l'auteure, qui est la femme qu'elle est devenue (dont on peut suivre la vie de livre en livre, avortement, mort des parents, cancer du sein...). Volonté de l'auteure de récupérer le discours intérieur de son personnage, volonté illusoire d'autoanalyse, de lucidité extrême.

On retrouve dans Mémoire de fille, énoncés crûment, les thèmes de l'analyse sociale chers à Annie Ernaux, fille de petits épiciers, rescapée scolaire : la honte culturelle (le français parlé par ses parents, l'accent normand, l'aménagement modeste de l'habitation familiale), le rôle de la modernité et des pratiques culturelles alors classantes, la mode, le tennis, les échecs, les disques de Bach... Formidable psychanalyse sociale effectuée par la classe dominée et par les plus dominés de cette classe, les femmes. Ce livre s'avère un manifeste tranquillement féministe, un manifeste subjectif, ancré dans le social et le biographique : "auto-socianalyse", aurait dit Pierre Bourdieu. Mais une socianalyse que ne masque aucun concept grandiloquent, aucune euphémisation, aucun artifice narratif.

A dix-huit ans, Annie Ernaux, "la fille", se libère et se console avec les livres et sa distinction culturelle récemment acquise. Cesar Pavese (Le Bel été !), puis Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Françoise Sagan, Albert Camus, Jacques Prévert, André Gide... années d'apprentissage littéraire et philosophique.
Dès les premières lignes est énoncée l'ambition directrice du livre : "Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d'allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres". L'enfer de la domination vécue, c'est bien ces autres, ceux qui imposent l'obéissance tacite. Etre dominée, c'est tellement vouloir être comme les autres, jusqu'à l'obsession. Humiliation d'être humiliée. Analyse sociale d'un "universel singulier" (Jean-Paul Sartre à propos de Flaubert) que l'on réduit d'habitude à du psychologique, de l'émotion, du sentiment, voire de la sentimentalité (il y en a ...).  Que reste-t-il ? Toute une femme, faite de toutes les femmes mais que ne vaut sans doute pas n'importe qui...

Dense, ciselé. Impressionnant de lucidité et de talent. A lire deux fois, la première pour le plaisir du texte, la seconde pour dé-couvrir et suivre l'analyse, pas à pas. On ne ressort pas indemne de cette lecture.


Sur l'œuvre de Annie Ernaux, dans ce blog :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire