jeudi 4 août 2016

L'économie numérique selon Jean Tirole, data et bien commun


Jean Tirole, Economie du bien commun, Paris, PUF, 2016, 550 p., bibliogr., 18 €

Par sa visée didactique et sa clarté, cet ouvrage s'apparente à un manuel universitaire ; il a pour objectif de situer la réflexion économique contemporaine en montrant son application aux problèmes essentiels de nos sociétés et tout particulièrement son adaptation, délicate, à leur numérisation.
Ecrit en un français limpide, sans anglicisme ni jargon, l'ouvrage aborde les questions fondamentales de l'économie parmi lesquelles l'auteur a retenu celles du marché et de la morale, de la modernisation de l'Etat, de la gouvernance de l'entreprise, de l'Europe, des crises financières, de la régulation sectorielle, du financement de l'innovation, de la propriété intellectuelle (le cas des patent trolls), du service public et de la concurrence : le numérique bouleverse toute la science économique...

Surtout, Jean Tirole souligne les "défis sociétaux" de l'économie numérique. Le quinzième chapitre commence ainsi par la confiance et "l'acceptabilité sociale du numérique" et de l'usage des données. "La confiance est non seulement liée à la compétence, mais aussi à l'absence de conflits d'intérêt", rappelle d'emblée l'auteur. Peut-on avoir confiance dans les recommandations ?
Vient le lancinant problème clé de l'économie numérique : qui est propriétaire des données, qui a le droit de les revendre ? Quelles barrières à l'entrée dans l'économie numérique cette propriété des données élève-t-elle ? L'auteur insiste sur la nécessité de séparer la fourniture des données, souvent involontaire et non perçue (par le client, le patient, l'usager, etc.), d'une part, et le traitement de ces données (par une entreprise spécialisée) d'autre part.
Prenant l'exemple de l'assurance, il évoque la dialectique de l'aléa moral et de l'antisélection, de la mutualisation du risque et de l'indispensable responsabilisation (que traduit le niveau des franchises). "L'information tue l'assurance" car elle incite à sélectionner les plus faibles risques. Quelle évolution de l'assurance est compatible avec le développement des sciences médicales et sociales qui fournissent des informations sur le risque de santé ? Les futures sociétés d'assurance seront-elles celles qui détiendront le plus d'information sur la population, sa santé et ses styles de vie (Google, Amazon, Facebook) ? Quel rôle pour les politiques de santé publique, d'éducation et de prévention ? L'auteur évoque aussi le danger de distorsion de concurrence si l'Etat ne veille pas à l'équité des modèles économiques devant les charges sociales, l'impôt sur le revenu : le cas d'Uber, et de bien d'autres optimisations fiscales pratiquées en Europe viennent à l'esprit.

L'économie des plateformes bifaces (two-sided markets), dont l'auteur est spécialiste, fait l'objet du chapitre 14 : il s'agit des cartes de crédit, d'Uber, d'Airbnb, de Google, et autres "matchmakers". Avec l'exploitation bientôt systématique de la data, toute entreprise ne devient-elle, par défaut, pas une plateforme biface ?
L'économie numérique s'appuie beaucoup sur la réduction des coûts de transaction (lecture des offres, coûts de signalement), les rendement d'échelle, les externalités de réseau, l'interopérabilité, la régulation sectorielle...

Notre Prix Nobel énonce simplement les problèmes de l'économie numérique faisant parfois un gros plan, en passant, sur la situation française. Il y observe la pénurie inquiétante de nouvelles entreprises de dimension internationale ; lui qui étudia et enseigna à Polytechnique et au MIT (et à Dauphine) souligne, en parfaite connaissance de cause, l'homologie de culture des organisations inculquée et mise en oœuvre par les grandes universités américaines (Stanford, MIT, Harvard, Yale, etc.) et les campus des grandes entreprises de l'économie numérique (Apple, Google, etc.). Bénéfice réciproque. L'université française en comparaison s'apparente plutôt à un établissement secondaire pauvre. Il y a ici matière à réflexion économique et pédagogique, plus urgente que les discours autosatisfaits sur la "French tech".

L'évolution numérique, montre Jean Tirole dans ce livre, impose de repenser tous les rouages de la société : fiscalité, salariat, santé, assurance, mobilité, socialisation, droit de la concurrence... Quant au droit du travail, il lui semble encore anachronique, trop "conçu en référence au salarié d'usine".
De nombreux exemples, toujours exposés clairement, les notes explicatives et les indications bibliographiques font de ce travail un livre convaincant et stimulant.
Cet ouvrage, modeste dans le ton, ambitieux scientifiquement, sans démagogie ni frime, constitue une remise en ordre méthodique des problèmes économiques contemporains, de ce que l'on sait et de ce que l'on ignore (et de ce que l'on ignore qu'on l'ignore, de ce dont il faut douter aussi). Il laisse percevoir l'importance des décisions morales dans l'économie : justice sociale, emploi, intégration par l'emploi et l'éducation, solidarité. Sans a priori idéologique, sans dogmatisme, sans omettre jamais la réalité et la rigueur de la science économique.
Rien pourtant, et c'est dommage, sur l'économie numérique concernant la défense, la sécurité internationale (cf. soft power, doctrine Gerasimov, etc.) et la sûreté des biens et des personnes, celle-ci étant l'un des premiers Droits de l'Homme (Art. 2, 1789).

N.B. Du même auteur, avec Jean-Jacques Laffont, Competition in Communications, Boston, The MIT Press, 1999

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