vendredi 2 septembre 2016

La société française selon la big data du recensement


Hervé Le Bras, Anatomie sociale de la France. Ce que les big data disent de nous,  2016, Robert Laffont, Edition de la Maison des sciences de l'homme, 249 p., Annexes.

Dix millions de ménages en France, recensés par l'INSEE, la plus grosse enquête en France, celle sur laquelle se calent presque toutes les autres enquêtes. Au lieu de partir du découpage démographique traditionnel en cycles de vie, en catégories sociales, en tranches d'âge et métiers, cet ouvrage part de l'ensemble des ensembles sociaux. Vue d'ensemble donc, approche d'emblée macro, données micro massives.
Hervé Le Bras regarde la France, et parfois les Etats-Unis, à partir des ménages, des couples, des familles, du "choix du conjoint"... Qu'en est-il de la mixité sociale ? Du chômage et de l'emploi ? De l'immigration (mais rien sur l'émigration). L'objectif est manifestement de montrer la contradiction entre ces observations et les représentations et opinions courantes, de mettre en garde contre les simplifications.

Le résultat est une approche de la démographie propre à faire douter systématiquement (hyperboliquement, pour parler comme Descartes) de ce qui fait le tout venant des discours électoralistes, journalistiques, au bistrot du coin ou sur les réseaux sociaux. Déranger ce qui avait été convenablement rangé. Ce travail s'accompagne d'une réflexion sur la méthodologie statistique et sur les limites des possibles gains de connaissance que peuvent apporter Google ou Facebook. Critique en règle des petites enquêtes par sondage (taille des croisements) multipliées parce que l'on veut communiquer à tout prix !
Deux annexes techniques permettent d'approfondir les problèmes statistiques. Un parti pris d'exposition conduit l'auteur à privilégier une représentation graphique permettant une première lecture commode.

L'ouvrage semble provocateur de bout en bout, et l'auteur y éprouve un malin plaisir. Parmi les conclusions :
  • Si l'homogamie reste délicate à estimer (l'auteur préfère parler de préférence), l'amour n'est décidément pas aveugle : les cadres ne tombent pas amoureux/ses des ouvriers / ouvières, les diplômées épousent des diplômés. Une analyse du "choix du conjoint" qui s'en tient aux professions est rudimentaire ; il y faudrait plutôt une variable totale combinant différentes formes de capital et d'héritage social, culturel, linguistique, économique...
  • "Les femmes [sont] plus éduquées que les hommes": c'est une première historique", souligne l'auteur. Quelles en sont les conséquences sur le marché de l'emploi, sur le marché matrimonial ? Sur les stratégies de fécondité, sur le féminisme, sur la répartition des taches domestiques, sur la famille, sur les soins des enfants, sur l'éducation ? La publicité et ses entreprises ont-t-elles pris conscience de cette révolution silencieuse et définitive ? 
  • Mais le diplôme n'a pas donné aux femmes les positions socio-économiques qu'elles mériteraient. Injustice sociale ? Cela changera-t-il ? A quelles conditions ? 
  • Le chapitre sur la mixité sociale, tout en rappelant quelques vérités démographiques essentielles, dont l'universelle exogamie (cf. Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1947), décrit l'irrésistible évolution vers le métissage généralisé. Il n'est pas de  catégories pertinentes pour décrire ce métissage (cf. chapitre 3, le ridicule de la classification raciale américaine, ineffectuable mais encore omniprésente, pour le calcul de quotas, par exemple : le marketing en a-t-il tiré les conséquences ? 
  • L'importance et les dégats de "l'onde de choc" du chômage s'étendent bien au-delà des personnes touchées directement ; le chômage représente un danger social primordial, une catastrophe permanente dont il est impossible de comprendre que l'on ne s'y attaque pas rigoureusement, à tout prix. Car qui paie le prix du chômage ?
Déjà, la notion de Big Data s'estompe car toute data est "Big", puisque tout dépend du degré d'atomisation, de désagrégation auquel on se tient : la structure des données sociales est fractale (invariance d'échelle).
Il faut savoir gré à l'Anatomie sociale de la France d'inviter à reconsidérer les catégories et variables que l'on mobilise pour les médias et la publicité dans l'analyse des comportements sociaux, qu'il s'agisse de consommation, de lectures, d'amour, de goûts, d'éducation. Un peu d'irrévérence dans cet univers conformiste ne saurait nuire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire