mardi 26 décembre 2017

Homère, pour repenser nos médias


Pierre Judet de la Combe, Homère, Paris, 2017, Folio Gallimard, 370 pages, 9,3€. Repères chronologiques, repères géographiques, références bibiographiques. Cahier hors texte (21 illustrations)

Ce livre de poche, inédit, est consacré à une paradoxale et impossible biographie d'Homère, "quelque chose comme une vie". Paradoxale car Homère, s'il a existé, n'est pas "l'auteur" de l'Iliade et de l'Odyssée. Biographie, terme maladroit, presque faux dans ce cas. S'il peut être dit auteur, Homère n'a pas écrit les textes, fixés sur papyrus bien longtemps après leur création, à Athènes (Pisistrate, six siècles avant notre ère) puis Alexandrie (Zénodote d'Ephèse qui en dirige la bibliothèque, trois siècles avant notre ère).

Pourquoi s'intéresser à Homère aujourd'hui ?
Quand nous lisons Homère, nous attribuons spontanément nos modes de consommation culturelle à un objet d'une nature différente de celle de nos livres modernes, produits d'auteurs (et de droits d'auteur), d'éditeurs, de marketing.
Maintenant, nous pouvons lire Homère, à notre manière, dans le texte, dans des traductions en langues modernes. Il y a des manuels, des cours, des éditions bilingues, des annotations... Notre Homère à nous est bien différent de celui des Grecs d'il y a trois mille ans !
Il a été assimilé par nos habitudes et nos outils culturels : Homère n'était pas lu, mais récité, chanté, avait été appris par cœur par les rhapsodes qui cousaient ensemble les vers, les chants. Le rhapsode cousait ensemble des chants (c'est l'étymologie, ῥαψῳδός) comme l'on coud un patchwork, il les récitait pour des publics choisis, "récitation, avec improvisation ou recomposition", lors de festivals ou de banquets. On peut se faire une idée de cette "performance" à partir de l'Hymne homérique à Apollon (cité longuement par Pierre Judet de la Combe).

Dans une sorte de prologue dialogué avec l'éditeur, Pierre Judet de la Combe décrit ainsi son ambition : "Essayer de repérer une énergie, qui pourrait venir de quelqu'un mais qui, en tout cas, était partagée par beaucoup, voulue, une envie qu'il y ait ces poèmes, qu'ils réussissent, une envie de les écouter, qu'ils soient repris, redits, sauvés, transcrits et connus de tous". Homère comme "ensemble de représentations forgées par les anciens", saisi dans l'ensemble de ses variantes (comme le dit Claude Lévi-Strauss à propos des mythes). Car, souligne Pierre Judet de la Combe, "un mythe n'est pas fait pour expliquer, pour clarifier, mais pour faire penser et imaginer" : d'où les bénéfices de l'opaque, de l'énigmatique.
Homère n'a rien dit de lui-même (à la différence d'Hésiode), donc il n'y a pas grand chose à dire d'Homère, pas de biographie possible. Le nom Homère (Homêros, ὅμηρος) signifie l'assembleur (ajointeur, médiateur) mais aussi l'otage (celui qui accompagne). Il y a eu de nombreux Homère, l'auteur en mentionne les lieux de naissance revendiqués par différentes villes, Homère aveugle (la cécité fait le voyant) ou pas. "Le nom Homère désigne une individualité historique, sans  doute collective, une référence", des textes légendaires qui forment "le mythe d'Homère". C'est ce mythe que raconte
Pierre Judet de la Combe. Il confronte les histoires d'Homère à celles d'Hésiode, d'Archiloque, d'Orphée mais aussi du Rāmāyana de Vālmīki (certains schémas narratifs étaient déjà présents en sanscrit). Il invite à dépasser l'opposition canonique entre auteur / poète individuel et tradition. Le poète est instrument de la tradition qu'il faut comprendre comme une suite, comme une somme (intégrale ?) d'événements, mêlée à l'humour aussi, à la distance pour que se "dessine en creux, le lieu possible d'un auteur - non pas un, plusieurs, dans la continuité d'une même entreprise. Superbes développements sur le matériau poétique employé dans Homère, sur l'hexamètre dactylique, asymétrique, sur le langage comme média...
Début d'un devoir du cours moyen, école élémentaire, au début des années 2000.
L'ouvrage se décompose en trois grandes parties : après une introduction riche et efficace, vient "le mythe d'Homère" (les sources, etc.) puis un chapitre intitulé "Quand la poésie parle de son mythe". L'ouvrage est servi par de riches annexes et de nombreuses notes. Dommage que l'on ne dispose du grec que via les translittérations.
Formidable livre pour le plaisir des analyses, de l'histoire aussi et des histoires car Pierre Judet de la Combe les raconte bien. On ne s'ennuie jamais. Mais au-delà de ces plaisirs, non négligeables, cet ouvrage, souvent iconoclaste, engage en fait une réflexion sur ce qu'est un média, sa relation à la tradition (tradere, transmettre), sur le storytelling, sur ce qu'est un livre aujourd'hui, sur ce qu'il n'est pas, sur ce qu'est l'écrit comme mémoire et stockage, comme organisation et fixation donc comme force de conservation, de répétition et d'inertie. Au détriment de l'improvisation créatrice ?
Pierre Judet de la Combe rend la question d'Homère passionnante. L'érudition est discrète, mise avec humour au service de la réflexion, du doute. Agréable à lire et parcourir, ce livre peut aussi se déguster par petites doses. Le format de poche le rend très maniable, et il est bon marché. Indispensable aux étudiant en lettres, je le recommande à ceux qui étudient les médias pour qui il peut constituer une occasion de se rafraîchir les idées.
Après avoir lu cet Homère, on (re)lira l'Iliade et l'Odyssée autrement. A nous de penser les médias avec ce remarquable travail. Et l'on attend sa traduction que l'auteur a promise de l'Iliade.


Homère sur MediaMediorum :

Homère, maître d'écoles et ciment culturel
Le cas Nietzsche, philologue

mercredi 13 décembre 2017

Aux origines de l'école laïque française : le Dictionnaire de Ferdinand Buisson



Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, Paris, Robert Laffont, 2017, 969 p., 32 € avec des notices relatives aux auteurs et des notes relatives aux articles (contexte historique, biographique)

Cet ouvrage fut aux origines de l'école laïque française, obligatoire, gratuite et proche (une école dans chaque commune). Alors que cette école va mal, mal traitée depuis des décennies, que ses principes se délitent (quid de la gratuité, de l'obligation, de la laïcité et de la proximité ?), il est bon de retourner à cet ouvrage fondateur. On y retrouvera les intentions des législateurs et des théoriciens de l'éducation d'il y a un siècle et demi. Ce dictionnaire qui fut un ouvrage politique est devenu un témoin historique, un document. A l'époque, il fut diffusé à 20 000 exemplaires.
Heureuse initiative que de le republier. Bien sûr, malgré son petit millier de pages, il s'agit d'une version très abrégée de l'édition originale qui comptait quatre gros volumes (cf. infra) et s'intitulait Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire. Tous les mots comptaient : pédagogie pour instruire dès le commencement. Ferdinand Buisson, prix Nobel de la paix, dreyfusard, sera directeur de l'enseignement primaire pendant dix-sept ans après en avoir dirigé le service de la statistique. Ce fut un fervent partisan de l'école unique et de l'égalité des chances sociales.
La forme dictionnaire (articles classés par ordre alphabétique) a été choisie pour donner aux personnes chargées de l'institution scolaire un outil commun de références. Dans la société du livre, le dictionnaire connote à la fois la somme et la dignité culturelle : l'époque est aux Larousse, au Littré, à La Grande encyclopédie. L'ambition encyclopédiste de Ferdinand Buisson est manifeste ; d'ailleurs, l'article "encyclopédistes", très fouillé, est rédigé par Gabriel Compayré, historien des doctrines éducatives. Ce dictionnaire se trouve donc à mi-chemin entre L'Encyclopédie de Diderot et Wikipedia. Ouverture internationale systématique, européenne surtout, pédagogie des Lumières : beaucoup d'articles sont consacrés aux sciences, aux techniques, à l'histoire, à la géographie. L'influence de Diderot et d'Alembert est flagrante.
Que trouvait-on dans ce Dictionnaire de pédagogie de l'instruction primaire ? Tout ce qu'il fallait, à l'époque, pour être instituteur ou institutrice :
  • des thèmes essentiels de la didactique des disciplines : calcul mental, dictée, écriture-lecture, géographie, géométrie, histoire naturelle, langue maternelle, chant, orthographe, leçon de choses, exercices cartographiques, géologie, travail manuel, météorologie, vocabulaire, instruction civique...
  • des articles sur les outils quotidiens du travail scolaire : encrier, mobilier, boulier, projections lumineuses, tableaux muraux d'enseignement, plume, ardoise (son crayon et son effaçoir) utilisée comme cahier de brouillon, bons points, copies, globes
  • des préoccupations toujours actuelles : architecture scolaire, écoles d'aveugles, hygiène scolaire, vestiaires, la maison d'école, le voyage scolaire, récréation, absence, politesse
  • des articles sur les références philosophiques en matière d'éducation : Montaigne, Froebel, Pestalozzi, Comenius, Kant, Luther, Horace Mann, Rousseau, Marie Pape-Carpentier
  • Les 4 gros volumes de mon exemplaire de l'édition originale
    (Librairie Hachette, 1880, 1888)
  • des thèmes classiques de la psycho-pédagogie et de la philosophie morale (leur importance n'a pas changé et le débat est toujours ouvert) : ennui, curiosité, étourderie, créativité, observation, précocité, volonté, mémoire, le jeu, propreté, égoïsme, obéissance. Et j'en passe... mais il n'y a rien sur l'école coloniale qui fut si importante. Omission significative... 
Le Dictionnaire, c'est le monde vu depuis l'école et le métier d'instituer la République (Jean Jaurès, ancien professeur, dans son discours de 1903, pour la distribution des prix au lycée d'Albi, répétera : "instituer la république").
Et cette "maison d'école", quelle belle idée ! Aujourd'hui, nous avons des "groupes scolaires" !

Etre instituteur de la Troisième République, ce n'était pas une mince affaire. Ces hussards de la République, comme les appellera Charles Péguy, devaient tout savoir, et savoir tout enseigner... Ils ont défriché, laïcisant ce qu'ils ont hérité de siècles d'enseignement religieux privé, très longuement cité, détaillé et critiqué, laïcité oblige. Les instituteurs instituaient la République après des siècles de monarchie et d'empire. La Cinquième République les a rebaptisés "professeurs des écoles" ; les enfants n'y ont rien gagné. La République non plus. Démagogie !
Piliers locaux de la République nouvelle, polyvalents, les instituteurs d'alors devaient tout savoir de l'environnement qu'ils partageaient avec leurs élèves, du village et de l'économie agricole, de la faune et la flore, tout sur l'habitat, les saisons, les métiers... Forts en calcul, en géométrie et en français : de solides généralistes. L'article "Instituteurs, institutrices", signé par Ferdinand Buisson lui-même, rappelle que le terme d'instituteur (ni Lehrer, ni teacher) vient de la Révolution française, et qu'on le doit notamment à Condorcet (1792) ;  mais, c'est Jules Ferry (textes de 1880-1881) qui lui donne ses lettres de noblesse. Article à mettre au programme des "professeurs des écoles" et des ministres d'aujourd'hui.
Les collaborations sont nombreuses pour une telle somme : parmi les 358 auteurs du dictionnaire, beaucoup d'enseignants de tous ordres, instituteurs et inspecteurs, professeurs, recteurs, membres de l'institut, français et étrangers. Quelques grands noms : Camille Flammarion (astronomie), Emile Durkheim (articles "enfance", "éducation", "pédagogie"), Eugène Viollet-le-Duc (architecture), Pauline Kergomard (éducation enfantine), Ernest Lavisse (historien, auteur de manuels scolaires), Michel Bréal (linguistique), Théodule Ribot (psychologie), Charles Angot (météorologie), Marcellin Berthelot (chimie)...

Conclusion de l'article "plume" dans l'édition originale
Les médias sont évidemment absents ; avant les mass médias. Les médias ne constituent pas une préoccupation de l'éducation : dans l'édition originale, on trouve un article sur le télégraphe qui réclamait la collaboration de l'instituteur (comme le secrétariat de mairie) et un article, très long, recensant les périodiques professionnels traitant de l'éducation en France et à l'étranger, notons encore un article sur le papier et sa fabrication. Le média c'est l'école et l'école de Jules Ferry n'avait pas de "parallèle", hormis peut-être les églises, les synagogues.
La pédagogie scolaire, conservatrice par construction, résiste au changement technologique. Prête à l'exploiter, elle est prudente dans ses innovations, attentive au classique (ce que l'on enseigne dans la classe !). Comment ne pas sourire en lisant la conclusion assertive de l'article "plume" : "les plumes d'acier[...] sont loin de valoir une plume d'oie bien taillée", "il n'est pas d'instituteur..." (cf. illustration ci-contre). Plus tard, l'école entrera en conflit avec le stylo à bille, la calculette...

L'aspect encyclopédique du Dictionnaire de pédagogie [et d'instruction primaire] s'estompe dans cette édition nouvelle, réduite, élaguée. D'où l'intérêt d'éditions numériques comme celle du Nouveau dictionnaire de pédagogie (1911) par l'institut Français d'Education ou celle de Gallica en mode image (première édition, 1880).
On perçoit confusément derrière la diversité des auteurs et des thèmes traités, la langue et les valeurs communes de la Troisième République : seule une analyse lexicale associant les mots en clusters et en mesurant les distances (NLP), pourrait en évaluer l'originalité et le vieillissement.
Le texte de l'historien Pierre Nora placé en préface n'a pas été écrit pour cette édition nouvelle du dictionnaire mais pour son ouvrage sur Les lieux de mémoire (1984) ; c'est une présentation historique du dictionnaire comme patrimoine de la France.

On comprendra mieux, en parcourant ce dictionnaire, les ambitions scolaires de la Troisième République et leur actualité politique ; on comprendra aussi le souci qu'Albert Camus manifestait dans le manuscrit de son auto-biographie : “allonger et faire exaltation de l’école laïque” (Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1960).

mardi 28 novembre 2017

Le panthéon moderne des super-héros



Vincent Brunner, Les super-héros. Un panthéon moderne, Paris, 2017, Editions Robert Laffont, 156 p., glossaire, bibiogr., 10 €.

Chaque religion polythéiste a eu son panthéon, lieu commun à tous les dieux d'Athènes ou de Rome, un monument donc. Les religions nordiques célébraient aussi un ensemble de déesses et dieux, leur panthéon, la religion égyptienne et l'hindouiste aussi. Mythologies, récits. Mais alors, les héros n'étaient pas des dieux.

Vincent Bruner panthéonise les super-héros de nos médias.
Depuis près de quatre-vingts ans, les super-héros sont parmi nous : un Panthéon virtuel les accueille, de comics en séries, de séries en films. Vincent Brunner en a reconstitué la généalogie, inventoriant leurs super-pouvoirs, les filiations ;  il expose cette généalogie en un tableau synoptique de quatre pages, clair et précis (où manquent toutefois les éditeurs). Beaucoup de super-héros, telle Wonder Woman qui a grandi parmi les Amazones, sont issus de mythologies anciennes, grecques, viking (Thor), égyptiennes....
Dans son essai, l'auteur décrit également les rituels des fans (on pense aux personnages de la série  "The Big Bang Theory") avec les collectionneurs, ceux qui se déguisent (concours de cosplayers). Il rappelle le rôle dans la narration des contextes historiques militaires successifs (seconde guerre mondiale, guerre du Viet-Nam, en Irak, 11 septembre...). Intervient également le contexte socio-politique. Les super-héros sont de notre monde.

Les comics, c'est d'abord aux Etats-Unis une immense production, des librairies spécialisées et un public immense multiplié par le cinéma et la télévision.
Bien sûr, des démangeaisons moralisatrices, aux Etats-Unis comme en France (loi du 16 juillet 1949), ont voulu limiter la diffusion voire interdire les comics. Tant de ridicule incorrigible enveloppé de prétendues bonnes intentions : la protection de l'enfance (comme s'il n'y avait pas d'occasions plus sérieuses de se soucier du bien des enfants !). Des autodafés auront même lieu aux Etats-Unis, au nom de la répression de la délinquance juvénile (1948-49) et une Comics Code Authority sera mise en place en 1954 ! De plus, la conception populaire des comics qui sont publiés sur du papier bon marché, leur production industrialisée et standardisée attirent le mépris des milieux "intellectuels". Plus tard les comics seront publiés en albums, supports de meilleure qualité (graphic novel).
Malgré le succès de leurs créations, les auteurs de comics sont longtemps mal payés, mal connus tandis que les diffusions peuvent atteindre des sommets (7 millions pour le premier numéro de X-Men, par exemple). Le lectorat est mixte et les comics épousent les tendances du moment : arrivée de héros afro-américains, présence de l'homosexualité, etc. Le genre s'internationalise, on assiste à des cross-overs, un super-héros passant d'un univers à un autre. Le développement des effets spéciaux donne de l'ampleur et du réalisme aux super-héros. Les films se multiplient (cfcomics, télévision et cinéma, voir également le classement, aussi objectivé que possible, des meilleurs films de super-héros par The Ringer).

Vincent Brunner évoque la place du Zarathustra de Friedrich Nietzsche dans la culture des comics ("Je vous enseigne le surhomme" : des enseignants de philosophie ne veulent pas en entendre parler !) Il n'évoque par l'univers d'Homère non plus, dommage : Ulysse n'est-il pas, à sa manière, un super-héros ? Les super-héros étaient des personnages de la culture grecque ancienne ("la forme humaine que les Grecs leur prêtaient volontiers tient aussi à [cette] immanence du divin", rappellera Vinciane Pirenne-Delforge au Collège de France en 2018).
Les super-héros, malgré les apparences, semblent "humains, trop humains", ce sont des personnages doubles : dans la vie courante, Wonder Woman est infirmière, Superman est journaliste...
Ce panthéon constitue une approche sympathique et convaincante, concentrée des super-héros et de leur place dans la culture contemporaine, nul n'était besoin d'y accrocher des petits bouts de vulgarisation philosophique pour le légitimer. Ne boudons pas notre plaisir : ce livre donne envie de lire ou relire des comics (leur place est toujours importante chez les marchands de journaux). Et puis pourrait venir s'y greffer une réflexion sociologico-philosophique : pourquoi crée-t-on des super-héros ? Quel est le statut de Roland, de Jeanne d'Arc, d'Edmond Dantès, comte de Monte-Cristo, de Fantômette, de Mère Courage, des champions sportifs ?

Références
Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec comme objet d'histoire, Collège de France, Fayard, 2018, 63 p.

Dans une librairie spécialisée américaine, Harvard Square, Cambridge (Mass.) en octobre 2017

mardi 7 novembre 2017

La machine à écrire le chinois ne manquait pas de caractères


Thomas S. Mullaney, The Chinese Typewriter. A History, Cambridge, 2017, The MIT Press, 504 pages,  $ 25,84 (ebook), Bibliogr., Sources en anglais, chinois, japonais, français, italien), Glossaire, Index.

L'ouvrage traite d'abord de l'histoire de la machine à écrire confrontée à la diversité des langues. La machine à écrire a été conçue pour la langue anglaise. Avec une volonté d'expansion mondiale, les grandes marques (Remington, Underwood, Olympia, Olivetti) rencontrent des problèmes d'ingénierie, de technolinguistique. Par rapport à l'anglais, chaque langue apporte sa différence : l'hébreu s'écrit de droite à gauche, l'arabe en cursive, le français avec des signes diacritiques (accents, etc.), mais toutes usent d'un alphabet et de signes de ponctuation. Les machines et leur mécanique peuvent être adaptées sans trop de difficulté à ces variations alphabétiques, somme toute, mineures. En 1958, la publicité d'Olivetti ne proclama-t-elle pas que ses machines écrivaient dans toutes les langues ("le macchine Olivetti scrivono in tutte la lingue") !

Mais le chinois n'a pas d'alphabet
La "monoculture Remington", selon l'expression de Thomas S. Mullaney, se heurte avec le chinois à un problème sérieux. Traditionnellement, depuis le XVIIIème siècle et le premier dictionnaire chinois (字汇, zihui, établi par Mei Yingzuo 梅膺祚), on admet que les sinogrammes peuvent être décomposés en 214 clés (部首, bu shou). Ces clés (ou radicaux) sont elles-mêmes décomposables en traits (on distingue 8 types de traits, 笔画, bihua). Cette structure n'a aucun rapport avec la structure alphabétique des langues occidentales et avec ce qu'elle produira, l'homme de l'imprimerie, "ABC minded" ("the typographic man"). De ce fait, on a longtemps considéré en Occident que l'écriture chinoise faisait obstacle à la pensée rationnelle et scientifique (Hegel), et en Chine même qu'elle constituait un handicap pour l'éducation de tous et la démocratie, point de vue défendu par l'écrivain révolutionnaire Lu Xun, 鲁迅 (1881-1936). D'où l'idée d'imposer l'alphabet à la langue chinoise pour moderniser radicalement une société chinoise empêtrée dans la tradition. La Révolution chinoise et Mao Zedong (1949) s'y opposèrent ; une réforme de l'écriture fut décidée comprenant, d'une part, une simplification des sinogrammes (汉字, hànzì) et, d'autre part, une romanisation standard avec un alphabet phonétique, le pinyin (拼音), l'ensemble permettant une unification linguistique de la Chine (1958). La voie du tout alphabétique fut donc écartée ; pourtant, la modernisation de l'administration, l'industrialisation, le commerce requièrent le développement d'une machine à écrire...

Combiner mécaniquement des clés et des traits s'avéra impossible. Concevant le trait comme équivalant à la lettre, un savant fançais, Jean-Pierre Guillaume Pauthier dès le début du XIXème siècle, fit graver des traits en métal : triomphe de l'esprit d'analyse cartésien que cette hypothèse combinatoire ("modular rationality") ! Mais cela ne pouvait pas fonctionner parce que les clés changent de place et de taille en fonction du sinogramme qui les incorpore. Le même type d'atomisation du chinois sera tenté pour la télégraphie. En vain.
Thomas S. Mullaney parcourt les principales tentatives pour sortir du modèle remingtonien qui s'imposait hors de la Chine, depuis 1873 ("The Type Writer"). Une voie qui parut féconde consistait à dégager, à l'aide d'une description statistique, les sinogrammes les plus fréquents, le "chinois fondamental" en quelque sorte, si l'on peut reprendre ici l'expression de Georges Gougenheim pour décrire ce "minimum Chinese". La machine à écrire de Zhou Houkun (XIXème siècle) mobilisait 4000 sinogrammes ; petit à petit, on réduisit, le nombre de caractères que la machine devait proposer, la vitesse d'écriture augmenta mais elle restait incomparable à celle des machines alphabétiques.
En 1920, la production industrielle de machines pour écrire le chinois commence. Le livre de Thomas S. Mullaney recense et expose la plupart des tentatives chinoises ou japonaises qui se succèdent jusque dans les années 1970, comparant les technologies linguistiques mises en œuvre.

Après la Révolution chinoise, la demande de machines et de dactylographes professionnels explose ; des employés vont améliorer le système la disposition des sinogrammes sur leur clavier selon une organisation sémantique adaptée à la langue de l'époque, à ses clichés politiques, au domaine de spécialité. Il s'agit, pour accélérer la frappe, d'anticiper au mieux les proximités probables entre sinogrammes comme le fera, en quelque sorte la saisie prédictive pour les smartphones (saisie intuitive, T9, autocorrection, etc.). L'initiative sera confiée aux utilisateurs de machines à écrire de disposer les signes sur leur clavier à leur convenance, de le personnaliser, selon le lexique principal de leur domaine, selon la taille et la position de l'utilisateur : c'est une sorte de crowdsourcing qui se met en place, l'expérience individuelle, la personnalisation l'emportant. Par ailleurs, des écoles de formation professionnelle à la dactylographie se créent, des manuels d'utilisation sont publiés : un secteur économique se développe.

Et puis, l'ordinateur vint. La solution qui triomphe alors recourt au clavier classique (QWERTY) sur les touches duquel on tape du pinyin pour ensuite choisir le sinogramme pertinent parmi ceux qui s'affichent. Un deus ex machina sauve les caractères chinois : le logiciel dit "Input Method Editor" (IME). Il en existe aujourd'hui de nombreux exemples, Google propose le sienApple, QQ, Sogou, Microsoft, etc. aussi. L'IME concilie le clavier alphabétique et les sinogrammes grâce à un détour par le pinyin et l'alphabet anglais.

Thomas S. Mullaney a réalisé un travail historique minutieux qui s'avère également une réflexion linguistique. La confection d'une machine à écrire en chinois a imposé d'en passer par de nombreuses analyses de la langue chinoise, de sa logique, de sa morphologie, de son lexique, de sa grammaire. La machine à écrire requiert une analyse linguistique en acte en même temps qu'elle sollicite des solutions empiriques de la part des utilisateurs. Dans l'élaboration des multiples modèles de machine à écrire, on peut voir se développer, en suivant Gaston Bachelard, une véritable phénoménotechnique, une "théorie matérialiséé" comme en sont les instruments en physique : "dès qu’on passe de l’observation à l’expérimentation, le caractère polémique de de la connaissance devient plus net encore. Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments. »*
L'ouvrage est muni de notes nombreuses, précises, souvent en anglais et en chinois (pinyin et sinogrammes), d'illustrations. On perçoit chez l'auteur une véritable passion et il la fait partager aux lecteurs. De plus, le livre se lit agréablement. Et l'on peut lire dans cette histoire, illustré précisément, le passage du mécanique au numérique, de la "Galaxie Gutenberg" à la galaxie Turing. Quels points communs entre l'ordinateur et la machine à écrire ? La langue, bien sûr, et le clavier (si l'on met de côté la dictée et la reconnaissance vocale). A part cela, la rupture semble totale.


Références

Viviane Alleton, L'écriture chinoise. Le défi de la modernité, Paris, Albin Michel, 2008, 239 p.

Edoardo Fazzioli, Caractères chinois. Du dessin à l'idée, 214 clés pour comprendre la Chine, Paris, 1987, Flammarion, 252 p. Index (chinois, pinyin)

Georges Gougenheim, René Michea, Aurélien Sauvageot, Paul Rivenc, L’Élaboration du Français fondamental, Paris, 1964, Editions Didier

Friedrich Kittler, Aufschreibesysteme 1800/1900, München, 1985

Li Xuiqin, Evolution de l'écriture chinoise, 1991, Paris, Librairie You Feng, 98 p.

Lu Xun, Sur la langue et l"écriture chinoises, Paris Aubier Montaigne, 1979, 134 p.

Constantin Milsky, Préparation de  la réforme de l'écriture en République populaire de Chine 1949-1954, Paris, Mouton & C°, 1974, 507 p. , glossaire.

Wieger, L, Chinese characters. Their origin, etymology, history, classification and signification, New York, Paragon Book, 1965, 819 p.

A Glosssary of Political Terms of the People's Republic of China, 1994, Hong Kong, 639 p.

* Gaston Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, 181 p.

lundi 23 octobre 2017

Retour vers le papier : les cathédrales, ces livres de pierre


Auguste Rodin, Les cathédrales de France (édition 1914, Librairie Armand Colin), 164 p., Paris, Hachette Livre / BNF, 24,8 €. Introduction par Charles Morice (qui fut le secrétaire de Rodin).

Voici une réimpression effectuée à la demande de Hachette Livre en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France (BnF). Il s'agit de l'ouvrage consacré par Auguste Rodin aux cathédrales en France. Le livre est dans le domaine public. Sa version numérique gratuite est disponible dans Gallica, la Bibliothèque numérique de la BNF depuis 1997, il a été mis en ligne en mai 2014, à l'adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65835520

Nous nous trouvons donc en présence d'un objet multiple, hybride, double : le document ancien, l'édition de 1914 par la Librairie Armand Colin, rééditée et consultable sur papier et sur écran, combinant et articulant les ergonomies propres à chacun des supports.
  • Au document numérique, l'accessibilité généralisée par le smartphone, la tablette et l'ordinateur, la capacité de chercher dans le document, de zoomer, de marquer la page, d'acheter des reproductions, de sélectionner un mode d'affichage, de télécharger le document (PDF), de le partager, etc. Dans ce cas, le lecteur peut bénéficier de services généraux de la BNF.
  • Au document papier, la portabilité, le feuilletage, le contact, le toucher, la capacité de souligner, d'annoter en marge, de corner une page, d'insérer un signet entre les pages, un marque page, une fleur séchée, de ranger le livre sur une étagère près de livres du même auteur, du même domaine, à portée des yeux, de la main...
Voici l'œuvre d'un artiste, pas d'un érudit, avertissent les éditeurs. Il s'agit plutôt d'un recueil de notes prises par le sculpteur Auguste Rodin au gré de ses visites aux cathédrales : écrits et dessins (101 planches). Rien de systématique donc.
D'emblée, Rodin se désole : "l'architecture ne nous touche plus"... "Les chambres où nous acceptons de vivre n'ont plus de caractère. Ce sont des boîtes remplies de meubles pêle-mêle ; le style Amoncellement règne partout".  Etait-ce mieux avant ? Pour qui, pour quelle partie de la société française, celle qui habitait des châteaux ?
Auguste Rodin replace les cathédrales dans le paysage, le spectacle du ciel et des nuages, des arbres et du vent ; il s'en suit un éloge continu de la France, de ses paysages, de la nature ("l'église est une œuvre d'art dérivée de la nature"). Célébration d'un patrimoine qui a pris depuis des dimensions touristiques. Rodin tonne contre les destructions mais aussi contre les restaurations excessives telles celles de Viollet-le-Duc qui trahissent les bâtisseurs premiers.
A la même époque, Marcel Proust publiait "En mémoire des églises assassinées" (in Pastiches et mélanges (1919, Paris, Gallimard, 1971) à propos des églises désafffectées (suite à la séparation de l'Eglise et de l'Etat) et des églises détruites lors des guerres. Bien sûr, Marcel Proust comme Auguste Rodin ont lu la thèse d'Emile Mâle sur L'art religieux au XIIIème siècle en France (1899, thèse publiée aujourd'hui en Livre de Poche, 768 p, bibliogr., Index). L'art religieux y est évoqué comme une "prédication muette". Paraphrasant Victor Hugo, Emile Mâle admet que la cathédrale peut être perçue comme un livre, un lectionnaire écrit en pierre. Proust et Rodin se reconnaissent dans la conclusion de la thèse : "Quand donc voudrons-nous comprendre que, dans le domaine de l'art, la France n'a jamais rien fait de plus grand". Le patrimoine déjà.
De là, on peut imaginer les églises et cathédrales comme des médias inculquant autrefois des habitudes mentales, ainsi que l'analyse Erwin Panofsky. (Cf. Gothic Architecture and Scholasticism, Meridian, 1951).

lundi 9 octobre 2017

Révolution de papier pour la révolution russe : affiches et magazines

Affiche de l'exposition à Bruxelles (couverture
 du poème de Maïakovski, Sur ceci (Про это)
 avec Lili Brik, par Rodchenko (1923)

Une exposition modeste et discrète, sobre, dans un contexte un peu terne, se termine à Bruxelles. Son thème était l'utilisation du papier pour la communication politique et sociale, servie par une formidable diversité graphique : "The Paper Revolution. Soviet graphic design & constructivism [1920 - 1930's], au musée ADAM, Art & Design Atomium Museum avec la collaboration du Musée du Design de Moscou. Magnifique sujet que cette révolution du papier et ses innombrables explosions créatives.

On a pu y voir des affiches de propagande ainsi que des couvertures de magazines et de livres où s'exprime la créativité graphique au service de la révolution bolchévique. L'esthétique mise en œuvre tient beaucoup au constructivisme (Aleksei Gan, 1922) et au futurisme (la revue LEV) ; elle emprunte au mouvement de culture prolétarienne ("proletcult", Пролетку́льт). Travail de recherche typographique sur les caractères d'imprimerie, les compositions et sur les photomontages (Valentina Kulagina, El Lissitzsky, Aleksandr Rodchenko). L'exposition présente des œuvres graphiques inspirées par l'avant-garde suprématiste (l'école de Kazimir Malevich à Vitebsk) avec ses formes géométriques, son "monde sans objet" ("die Gegenstandlose Welt").

La période révolutionnaire verra de nombreuses innovations artistiques (musique, poésie, peinture, cinéma, théâtre, danse), effervescence créative qui touchera également la publicité (cf. Maïakoski, poète de la publicité russe). "L'armée des arts", disait Maïakovski.
Journée des travailleuses
Les thèmes principaux des affiches et magazines vantent la modernité : les avions, une usine hydro-électrique (Lénine dira, en 1919, que "le communisme, c'est les soviets plus l'électricité"), l'entrée des femmes dans les forces de production, l'armée populaire (des fusils pour les ouvriers), la diffusion de livres, la presse (L'URSS en construction, Journal des femmes)... Technologie et production de masse doivent accompagner et entraîner la transformation sociale.
Lénine attendait de la presse comme mass-média qu'elle serve la propagande, qu'elle joue "un rôle d'agitation politique et d'organisateur des masses" (1901). Les premières années de la révolution verront paraître des dizaines de nouveaux journaux et magazines, de revues artistiques.
L'enjeu la lutte idéologique n'était-il pas de substituer à l'imagerie russe orthodoxe, toute de soumission, une imagerie nouvelle, célébrant l'enthousiasme, le combat social et l'effort économique pour la libération ? Révolution culturelle ?

L'exposition rend compte de l'importance du papier et de l'imprimerie comme pourvoyeurs de médias pour la propagande, l'exhaltation de la révolution, de la production industrielle, de la culture, de la place des femmes dans la société et l'économie soviétiques. On doit au papier, grâce à sa flexibilité, à sa versatilité, grâce à sa grande accesssibilité (on le sait depuis Luther !), des médias populaires, très grand public.
L'armée rouge, armée populaire des ouvriers
et paysans. Le privilège de porter des ames
pour la classe ouvière (1928)...
Des livres (книги) pour tous les domaines du savoir... 
Affiche pour le film "Octobre" d'Eisenstein
(1927, Jakov Guminer)
C'est d'abord une exposition à la gloire de la révolution du papier. On peut bien sûr y observer, comme en un miroir, les témoignages de la liberté créative de la révolution russe, en ses premières années, avant la prise du pouvoir par Staline et la dictature, mais ce peut être aussi et surtout l'occasion d'une sociologie des médias de papier, séparant le message du média. Quel est le message du papier ? Universalité d'un média pour tous, partout ? Démocratie et autogestion culturelles (self-média) ? Occasion encore de rappeler combien la diffusion du cinéma aura été dépendante des affiches et des techniques graphiques.

La lisibilité de l'exposition aurait pu être améliorée ; s'y orienter était compliqué, malgré l'édition d'un guide pour les visiteurs et la réalisation d'un montage vidéo.

Un catalogue, un livre plurilingue (avec le russe) concernant l'exposition auraient été bienvenus ; il n'est pas trop tard. Le "Visitor's guide", utile, était par trop rudimentaire. Souhaitons que cette exposition donne lieu à d'autres éditions, plus riches...

Références

Voices of Revolution, Cambridge, Cambridge, The MIT Press, 2000, bibliogr., Index.

dans MediaMediorum, sur  l'économie et l'histoire du média papier :

- Histoire du papier. Technologie et média

- Les affiches, médias des révolutions chinoises

mercredi 20 septembre 2017

Pas de disruption ? Révolution dans les "révolutions industrielles"



Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. La généalogie de l'entreprise, Paris, Fayard, 2017, 792 p. index, bibliogr, illustrations.

L'auteur n'y va pas par quatre chemins : la révolution industrielle n'a pas eu lieu, ou, du moins, pas là où on l'attendait, et ce n'était pas une révolution. A l'idée d'une discontinuité radicale s'affirmant au XIXème siècle (machines à vapeur, chemins de fer, bourse, urbanisation, formation d'une classe ouvrière de prolétaires, etc.), Pierre Musso substitue l'idée d'une continuité qui commencerait avec les monastères européens (X-XIIème siècle), se poursuivrait avec les manufactures puis avec les usines et le travail à la chaîne, l'électricité et, enfin - mais c'est une autre histoire - culminerait ou cesserait peut-être avec la désindustrialisation et la numérisation de l'économie.
Point de rupture donc, de disruption au XIXème siècle mais un progrès constant, une évolution, pas une révolution. On s'éloigne ainsi des idées de certains historiens de l'économie, des sciences. Mais peut-être, plus généralement, ce livre rompt avec la notion de rupture, celle de coupure. Les périodisations semblent floues, confuses et arbitraires : elles ne vaudraient que comme méthode d'exposition (Darstellungsweise). Tout comme la notion de révolution, notion passée de l'astronomie à la politique et, de là, à l'histoire économique.

Pierre Musso, qui se réfère beaucoup aux textes de Pierre Legendre (cf. Dominium Mundi. L'empire du management, notamment), prend ses distances avec l'histoire du capitalisme telle que la conçoit Max Weber qui voit dans l'éthique protestante l'esprit et l'origine du capitalisme. Plus largement, il montre, le capitalisme naît du christianisme et notamment du monachisme chrétien (la "Règle de Saint Benoît", les abbayes de Cluny, de Cîteaux en étant les premiers marqueurs temporels). Orare et laborare : "prier et travailler", tels sont les devoirs du moine, double vie qui fonde la société industrielle. S'il y a rupture, coupure, elle se trouve entre une civilisation de loisir (scholéσχολή) et de contemplation, dont l'économie est fondée sur l'esclavage et la guerre de conquête (les sociétés grecques et romaines), d'une part, et une civilisation de l'action et du travail d'hommes "libres" (de vendre leur force de travail !), d'autre part. Là se trouve sans doute la révolution économique quand, en Europe occidentale, le travail, associé aux sciences et aux techniques, est perçu comme libérateur et facteur de progrès interminable et non d'avilissement. "Le christianisme réhabilite la raison, le travail et la technique", affirme l'auteur. La "révolution industrielle" lui semble un mythe, "un grand récit".
Editions du Seuil, 1975
Pierre Musso décrit le rôle de la mesure, de la quantification (horloges, prêts, commerce, comptabilité à partie double, etc.) qui distinguent l'économie monacale (référence au travail classique de Jean Gimpel et à celui de Pierre-Maxime Schuhl). Les machines triomphent très tôt, dès les monastères et les manufactures (moulins). Le passage à la manufacture puis à l'usine est progressif : à "révolution", Pierre Musso préfère le terme de "bifurcation", plus descriptif, sans prétntion expilcative.
Dans son ouvrage, l'auteur parcourt méticuleusement huit siècles d'économie jusqu'à l'émergence de la "religion industrielle", laïque et universelle (Auguste Comte, Henri de Saint-Simon, deux ingénieurs polytechniciens). En effet, de cette longue et lente évolution émergeront les techniques de gestion avec l'organisation "scientifique" du travail (fordisme, taylorisme). Le livre s'achève et se conclut sur la "révolution managériale" (de Henri Fayol à Peter Drucker).
On regrettera pourtant de voir top peu évoquée l'économie chinoise (cf. Joseph Needham), pour la comparaison et, plus rarement encore, le judaïsme, à propos du travail et du développement capitaliste européen. Quels sont les rôles et place du judaïsme dans cette généalogie où il est fait, du début à la fin, une place primordiale à la culture et aux idéologie religieuses ?

Texte clair, richement documenté (notes nombreuses, aisément accessibles en bas de page), mobilisant des références et une iconographie souvent inattendues et méconnues (des tableaux, les expositions "universelles", le travail de Chaptal, chimiste, professeur à Polytechnique, réformateur de l'enseignement, etc.). Superbe ouvrage d'historien qui invite à penser désormais le passage au numérique dans la suite de cette vision, hors disruption donc, et qui a le mérite de rappeler d'abord que l'économie numérique n'a pas le monopole historique de l'innovation industrielle. Comment situer le développement de l'intelligence artificielle et des algorithmes dans la prolongation de l'histoire de la "religion industrielle" jusqu'à aujourd'hui ? Que vaut l'idée de "quatrième révolution industrielle" (exemple : David Kelnar ?) La disruption ne serait-elle qu'une "illusion rétrospective" voire, plus simplement, un manque de recul ou un déficit de pensée ?

N.B. Il faut mentionner le travail de Pierre-Maxime Schuhl commenté par Alexandre Koyré, "Les philosophes et la machine", in Etudes d'histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1971.
Signalons aussi, dans le même volume, "Du monde de l'à peu près à l'univers de la précision". Ces deux contributions complètent utilement le point de vue de Pierre Musso sur la relation de la science, notamment des mathématiques, à la techique et à la science appliquée, donc à l'industrie.

vendredi 8 septembre 2017

Au début était la première phrase


Laurent Nunez, L'énigme des premières phrases, Paris,  2017, Bernard Grasset, 198 p.

On entre dans les livres comme dans les œuvres musicales par la première phrase, après la couverture et divers paratextes qui précèdent et entourent le texte (effet de linéarité). On n'y entre pas comme dans un moulin. Et ces phrases premières ont de l'importance. Ce dont Laurent Nunez veut convaincre ses lecteurs.

L'énigme des premières phrases est consacré aux incipit, aux commencements. Ecrivain, journaliste, spécialiste de littérature, Laurent Nunez, décortique patiemment, mot après mot, les premières phrases de romans (Proust, Zola, Queneau, Perrochon, Flaubert), de poèmes (Aragon, Baudelaire, Apollinaire, Mallarmé), de pièces de théâtre (Racine, Molière). Le résultat est inattendu, brillant ; souvent même, le texte de Laurent Nunez ajoute à l'interprétation courante de l'œuvre avec des informations inattendues, des remarques irrespectueuses, malicieusement cuistres qui réveillent, révèlent le texte analysé.
Laurent Nunez décode, reconstruisant tout l'édifice de l'œuvre à partir des premières pierres. Parfois, on croit percevoir une ironie à peine retenue, comme s'il se moquait de ses lecteurs, de ses anciens professeurs peut-être, des commentateurs autorisés, de lui même, sans doute. "Comment (re)lire les classiques" proclame le bandeau. Pour mettre un peu d'ambiance, Laurent Nunez met en exergue des références plus ou moins subtiles à la chanson populaire : part exemple à propos des deux premiers vers d'Andromaque, "Requiem pour un con", dit l'épigraphe à la Gainsbourg. Francis Cabrel est évoqué par "Petite Marie" à propos de la servante évoquée par Baudelaire (l'épouse de Cabrel s'appelle Mariette, comme la fameuse servante) ; pour L'Etranger d'Albert Camus ("Aujourd'hui, maman est morte", Laurent Nunez cite "Allo maman Bobo" d'Alain Souchon ; puis Dalida ("Parole parole") pour Les faux-monnayeurs de Gide. A propos de Germinal de Zola, romancier naturaliste, on entend : "Y a le printemps qui chante", Claude François). "Besoin de personne" par Véronique Sanson) pour les Confessions de Rousseau, "Bienvenue sur mon boulevard" de Jean-Jacques Goldman (pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert)... A vous de jouer, de deviner, de fredonner ; les juxtapositions peuvent être fertiles et heureuses qui tranchent avec les développements savants de l'auteur. Contact sympathique entre la culture légitime et l'illégitime.

"On lit toujours trop vite", telle est la leçon première de ces exercices de style. Nietzsche, qui se voulait "professeur de la lecture lente", l'a dit et redit : il faut ruminer... Voici des petits textes à lire lentement, en savourant chacune des phrases, épicées exactement. Ne lisons donc pas trop vite le livre de Laurent Nunez.
D'autant que c'est un plaisir, et que c'est plus sérieux, plus profond qu'il n'y paraît. C'est un livre sur le commencement, tout commencement, l'entrée en matière, l'origine, le premier moteur. C'est un livre bourré d'allusions de toutes sortes, triviales ou savantes, on peut jouer à les démasquer, les approfondir, les suivre.
La première phrase fonctionnerait comme l'armature de clef (les altérations) dans une partition, pour déterminer la tonalité du morceau, d'un texte... Lisant un roman, un poème nous n'y sommes pas assez attentifs. Il faut penser au Faust de Goethe, qui, traduisant le grec en allemand, hésitait : "Considère bien la première ligne, que ta plume ne se précipite pas" ("Bedenke wohl die erste Zeile, // Dass deine Feder sich nicht übereile !") ; il s'agissait de commencement, justement : Ἐν ἀρχῇ  ἦν  ὁ λόγος, "au début était... " (première phrase de l'Evangile de Jean). 

Parfois les premières phrases en disent long : voyons la première phrase du Manifeste, "Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus" ("Un fantôme rôde en Europe - le fantôme du communisme") ou encore Descartes qui commence son Discours de la méthode en posant : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée".... Connaît-on les premières phrases ? Laurent Nunez donne envie d'aller en consulter d'autres : de Spinoza, L'Ethique : "Per causam sui intelligo id, cujus essentia involvit existentiam" ("Par cause de soi, j'entends ce dont l'essence enveloppe l'existence". Ou de Guy Debord, La société du spectacle qui renvoie à la première phrase du Capital: "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles". Ou encore celle du Tractatus de Wittgenstein, "Die Welt ist alles was der Fall ist" ("le monde est tout ce qui arrive", traduit Pierre Klossowski)... A vous de chercher vos premières phrases préférées... Et il y aurait beaucoup à faire avec les traductions...
Pourquoi pas les dernières phrases ? Car, enfin, on ne commence pas toujours par le commencement. Parfois, il n'y a pas de commencement : quelle serait la première phrase des Pensées de Pascal ? Et les premières phrases des films ?
A propos, rappelons la première phrase du livre de Laurent Nunez : "Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ?"

Références
Louis Hay et al., Genèses du roman contemporain. Incipit en entrée en écriture, Paris, CNRS éditions, 2003.

lundi 28 août 2017

L'enrichissement : renouvellement conceptuel de la marchandise


Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 29 €, 2017, 663 p. , Bibliogr., Index des notions et des noms.
En annexe : "Esquisse de formalisation des structures de la marchandise", par Guillaume Couffignal, pp. 503-558. (à partir de la théorie mathématique des catégories).


Cet ouvrage constitue un outil fondamental, indispensable, pour la réforme de l'entendement médiatique et publicitaire. Luc Boltanski est un auteur clef des sciences sociales ; depuis La découverte de la maladie (1968), Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie (1965) et Les cadres : formation d'un groupe social (1982), Luc Boltanski renouvelle sans cesse son approche du monde socio-économique et des outils pour l'analyser : Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), La Condition fœtale. Une sociologie de l'avortement et de l'engendrement (2004), De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation (2009) et puis, Enigmes et complots : une enquête à propos d'enquêtes (2012) constituent des composantes essentielles de son œuvre. Son plus récent ouvrage, avec Bruno Esquerre, vise le cœur de l'actualité sociale, politique, culturelle qu'il permet de saisir avec rigueur.

"L'âge de l'économie de l'enrichissement", correspond à celui de la désindustrialisation des pays occidentaux. Destruction créatrice ? Pour compenser cette désindustrialisation, tout se passe comme si se mettait en oeuvre une marchandisation de biens jusqu'à présent hors du commerce, sans prix. Pour comprendre la société française contemporaine et ses tensions, les auteurs rapprochent dans leur travail plusieurs manifestations récentes de la marchandise, des domaines généralement séparés : celui des arts et de la culture, celui des musées et des galeries, des objets anciens (antiquités, brocante), du luxe, du tourisme, des collections (grandes et petites). Ces secteurs, notons le, repésentent une partie non négligeable des investissements publicitaires et médiatiques (sites web, magazines, éditions, émissions de télévision, événements, fêtes, commémorations). Leur point commun est "de reposer sur l'exploitation d'un gisement qui n'est autre que le passé", et la production d'un "métaprix". Les interactions entre ces domaines sont nombreuses et cohérentes : les auteurs proposent une systématisation sous la forme de groupes de transformation liant puissance marchande et présentations (analytique ou narrative). Tel est le point de départ d'une "économie de l'enrichissement".

Marché du passé et
de la nostalgie, août 2017
Cet enrichissement est à comprendre comme l'enrichissement de choses déjà là, trouvées donc ; des économistes classiques y verraient sans doute des externalités positives, des aménités, des effets d'agglomération. Ce sont des choses exploitées "surtout en les associant à des récits", d'où le rôle des médias et de la publicité ; il faut aussi y voir des sources supplémentaires d'enrichissement pour les riches qui en font commerce. "Par le terme de marchandise, nous désignons toute chose à laquelle échoit un prix quand elle change de propriétaire". Revenons à Marx (dont la terminologie et l'influence sont sans cesse présentes dans cet ouvrage). L'énorme accumulation (collection : die Sammlung ?) de marchandises (Das Kapital  : "eine ungeheure Warensammlung") que Karl Marx évoque pour caractériser la richesse des sociétés où règne le capitalisme ("der Reichtum der Gesellschaften") s'accroît de l'enrichissement que montre l'analyse de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre.
La patrimonalisation est une dimension essentielle de cet enrichissement, peut-être donne-t-elle naissance à une "classse partimoniale" (cf. Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Vers l'extrême. Extension des domaines de la droite, 2014, Editions dehors). La presse et la publicité représentent à la fois un vecteur et un observatoire du développement de cette économie à laquelle elles contribuent par un storytelling (narration) généralisé et renouvelé : presse du tourisme, du terroir, du patrimoine local et régional, des collections de toutes sortes (voir, par exemple, l'important travail de publication du quotidien régional Ouest France). Presse empreinte d'enthousiames, de fierté, de célébration et de nostalgie, guide du savoir vivre (lifestyle), savoir acheter, voyager, presse emplie d'argus et de conseils, voire de trucs.

Bourgogne Magazine,
hors série, juin 2017.
Collection, terroir,
monuments, tourisme...
L'approche des auteurs est à la fois descriptive (analyse de la "dextérité commerciale des acteurs", dextérité inégalement répartie mais indispensable) et historique : la marchandisation se généralise alors que les profits tirés de l'industrie ont tendance à diminuer. Ce livre constitue une réflexion économique hétérodoxe dans son refus de séparer économie, sociologie, histoire sociale et anthropologie (comme le veut la division actuelle du travail universitaire, que les outils numériques pourraient commencer à bousculer). "Structuralisme pragmatique", disent-ils, qui inclut une analyse historique des compétences cognitives. Approche pragmatique, artisanale même, du travail d'enquête, méthodologie rebelle par construction à tout dogmatisme. Révision de la notion de valeur et de mise en valeur. Etudes de cas, démonstrations : examen détaillé de la "forme collection", de la "forme tendance" (qui se caractérise par une probabilité de dévalorisation), illustration convaincante à l'aide d'un travail approfondi sur Laguiole et ses couteaux.

L'ouvrage se compose de 14 chapitres  répartis en quatre grandes parties : la destruction et la création de richesses, prix et formes de mise en valeur, les structures de la marchandise, et enfin, "à qui profite le passé". Pourrait-on ajouter le paysage, la nature (cf. les parcs naturels régionaux) ?

On ne résume pas un tel livre, tellement riche, ne dissimulant pas la complexité de son approche mais nous croyons pouvoir affirmer qu'il apporte beaucoup à l'analyse du fonctionnnement des médias et de la publicité : il permet en effet de relier, "unifier" des catégories et domaines / notions tels que la célébrité, la marque, la collection, le tourisme, le terroir, le patrimoine, le pays, les racines, le luxe, l'événement, le centre d'intérêt. "Le terroir c'est la France", titre le trimestriel Grand seigneur (Technikart) en été 2017. Toutes ces catégories floues sont courantes et évidentes pour les pratiques professionnelles du marketing et de la publicité. Peut-être, les auteurs gagneraient-il à prendre en compte davantage, à un niveau plus élémentaire, concrêt, le travail publicitaire et le rôle des médias, dans l'enrichissement des marchandises, les effets de marque et leur construction (capital de marque, branding), le rôle des people ("influenceurs"). Et, par conséquent, les métiers concernés, leur savoir-faire. La communication, notamment celle des collectivités locales et des régions, semble un facteur essentiel de l'enrichissement (par exemple, le magazine aquitain, le festin, toute la nouvelle aquitaine en revue). Comment prendre en compte cette contribution des médias (journalisme, native advertising) et de la publicité à l'économie, contribution savamment ignorée des calculs économétriques actuels) ?

Hors-série du Bulletin d'Espalion, juin 2017 :
patrimoine et art de vivre
Cet ouvrage éclaire et charpente des phénomènes dont on a professionnellement l'intuition pratique (sur la presse, par exemple), il permet de forger des concepts pour analyser et comprendre l'activité publicitaire et médiatique.
Il faudrait sans doute ajouter à cette description de l'enrichissemment sa dimension plus modeste qui mobilise les loisirs créatifs, le bricolage (récup, vide greniers, Do It Yourself, rénovation) que favorisent des entreprises comme leboncoinEtsyA Little Market, EBay. De même, pourrions-nous attribuer à cet enrichissement la prolifération de magazines (et leurs hors série) consacrés à l'histoire et au rôle du passé car, observent les auteurs, "le présent est toujours commandé par le passé" et les différentes et inégales capacités d'hériter et, notamment, à sa dimension locale (à rapprocher du tourisme, des collections, du patrimoine, du terroir, de la généalogie). Cf. Magazines français : toute une histoire. Analyser aussi le positionnement et l'échec de la chaîne de télévision Campagnes TV (2013 - 2017) qui se voulait "la chaîne où les ruraux et les urbains se retrouvent" : "Campagnes TV. Gardons les pieds sur terre !".

Ajoutons trois remarques (qui ne sont pas des objections, plutôt des questions) :
  • La célébration du terroir, des racines, du patrimoine, des traditions ne va peut-être pas sans risque culturel. "A la découverte du plus beau pays du monde", sous-titre le magazine Partir en France qui souligne d'ailleurs qu'il s'agit d'"un ici qui appartient à tous"Enrichissement idéologique, "Disneylandisation" ? comme dit l'anthropologue Philippe Descola (Cultures).
  • L'information des auteurs, par nécessité, est souvent de seconde main. C'est le drame lancinant de la sociologie de ne pouvoir parler et généraliser qu'à partir de données déjà construites, commodes, accessibles. Faute de données brutes (data ?), il faut toujours se contenter, non sans risques épistémologiques, d'analyses secondaires, de narrations.
  • L'univers des marques, l'observation des tendances (leur prédictibilité) se transforment avec la mise en œuvre des données et du machine learning (classifications, etc.). S'agit-il d'une nouvelle "forme de mise en valeur" ? Faudra-il bientôt parler d'une "forme data", forme incluant la connaissance pratique des prix pratiqués, de la clientèle, des consommateurs et usagers (visites, usages langagiers, etc.) ? Actuellement, cette connaissance (data science) échoue pour l'essentiel dans l'outillage des réseaux sociaux, des moteurs de recherche... autres lieux d'enrichissement (GAFAM).
  • Reste la chanson de George Brassens sur les "imbéciles heureux qui ont nés quelque part"...


C'est une lecture indispensable.


lundi 14 août 2017

Les idées national-socialistes : le passage à l'acte



Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Paris, Editions Gallimard, 2017, 282 p.

William Sheridan Allen, The Nazi Seizure of Power. The Experience of a Single German Town 1922-1945, Echo Point Books & Media, 388 p., 23,83 $, Index. Tableaux. Revised edition, 2014.
Paru en français : Une petite ville nazie, 2003, 10/18, 395 p. (on notera la "traduction" à la limite du contre sens, du titre américain).

Voici deux ouvrages de natures différentes mais quelque peu complémentaires : l'un expose la doctrine nazie, l'autre décrit en détail la mise en application de cette doctrine dans une petite ville allemande, le passage à l'acte donc.

Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne, Johann Chapoutot s'est donné pour objectif de dégager les grandes lignes de la "révolution culturelle" engagée par les tenants du national-socialisme (ou faut-il préférer, comme Emanuel Lévinas, "hitlérisme" ?).
Les idées majeures de la doctrine nazie sont mises en évidence ; ells se trouvaient énoncées clairement dans le programme du parti nazi en 25 points, dès 1920 (24 février).
  • Selon le nazisme, le principe du droit, c'est le peuple et non la raison : d'où la dénonciation virulente du droit romain et du juriste Hans Kelsen. L'établissement d'une nouvelle normativité (culture "völkisch") légitimera en droit les actions de l'armée allemande, de la police, de la SS, du parti nazi. Les cadres du pays se voient inculqués une formation juridique aux principes nazis, ce "qui rendra plus aisé et plus doux le passage à l'acte" et "vise une acculturation à long terme du peuple allemand". La communauté du peuple transcende la lutte des classes, l'abolit (Volksgemeinschaft).
  • La conquête de "l'espace vital" (Lebensraum), variété de colonialisme, vise à mettre l'esclavage (servage) et le racisme au profit de la "race germanique". Les nazis falsifient à leur avantage les idées grecques (Platon, etc.). Culte omniprésente de la race nordique, germanique.
  • Hostilité à la Révolution française (1789), aux Lumières (Aufklärung).
  • Refus véhément du traité de Versailles (diktat) de juin 19.19
  • Antisémitisme radical et total, "biologique". Cette "idée" fonde la banalisation langagière de l'antisémitisme et l'extermination ("Vernichtung") comme solution finale de la question juive ("Endlösung der Judenfrage"). Le rôle des écoles sera déterminant dans l'inculcation de cette idée (cours sur une pseudo histoire raciale, tableaux didactiques pour l'illustrer).
Rappelons que la dénazification (Entnazifizierung) intellectuelle a été loin d'être totale, même en France. Des théoriciens du nazisme ont survécu au nazisme, brillamment parfois : Martin Heidegger et Carl Schmitt sont au programme des universités françaises, Ernst Jünger est publié en Pléiade (Gallimard)... Pourtant catholique fervent, Carl Schmitt proposa de créer dans les bibliothèques publiques des sections spéciales pour les auteurs juifs (1936, Das Judentum in der deutschen Rechtswissenschaft). Les idées du nazisme ont la vie dure !
Johann Chapoutot conteste la thèse de Hannah Arendt qui ne voulut voir dans Adolf Eichman qu'un fonctionnaire ordinaire ("Schreibtischtäter"), banal et discipliné ("j'ai obéi, c'est tout") : lui, voit plutôt dans Eichman un acteur doué mettant en scène sa banalité au service de sa défense alors qu'il fut un nazi ardent et fier, impérieux et fanatique, revendiquant jusqu'au bout la criminalité nazie.
"Le nazisme fut d'abord un projet", conclut Johann Chapoutot : persuader toute une population et l'amener à se lancer dans le crime et faire valoir "la loi du sang". Un projet de société, un programme politique et culturel, qui a été exécuté, point par point.

Du projet à sa réalisation exemplaire
Dans l'ouvrage de l'historien William Sheridan Allen, on peut repérer ce qu'il en fut, en actes, de l'acculturation nazie d'une petite ville allemande : comment les nazis y ont pris le pouvoir, ou, plutôt, comment le nazisme a pris. Lisons ce livre en regard de celui sur la "révolution culturelle nazie". Comment la doctrine et les spéculations juridiques, philosophiques du nazisme s'appliquent et s'inscrivent au jour le jour dans la socialisation des habitants. Les deux ouvrages se répondent, se correspondent.


Pendant les années 1950, William Sheridan Allen a mené une enquête dans la petite ville de Northeim, au cœur de l'Allemagne (Niedersachsen), après la défaite du pouvoir nazi. Il recourt à une méthodologie classique d'historien : analyse de la presse de l'époque, entretiens avec des contemporains et acteurs, etc. (mais quel était le profil des informateurs ?).

Cette petite ville n'avait a priori rien pour devenir nazie. Rien ne l'y préparait, pourtant, en quelques années, sa population a basculé. L'auteur montre, grâce à une analyse détaillée et presque exhaustive de la prise du pouvoir, comment s'est installé le nazisme, d'abord par petites touches, sans trop heurter, prudemment, habilement, insensiblement puis plus violemment, dans la vie quotidienne de ses habitants. La révolution culturelle nazie s'est réalisée de manière continue, insidieuse, par étapes et, pour une part, discrètement, comptant sur des pressions de toutes sortes, pour l'attribution d'emplois, de logements, d'honneurs.

Après quelques années seulement, la prise de pouvoir fut totale, le contrôle de la vie quotidienne, complet (fichage, etc.). Rien n'échappe plus au nazisme. La mobilisation de tous est permanente.
L'auteur montre le rôle des associations nazies, leur proximité, leur insistance militante, leurs demandes incessantes de participation financière. L'installation de l'acceptabilité est progressive : fanfares, défilés, chorales, concerts, parades nocturnes avec torches, décorations (de la rue, des bâtiments, des écoles), tout distille et répète la culture nazie (drapeaux, croix gammées, photos, salut - "Heil Hitler" au lieu de "bonjour", hymne). Rôle préparateur du sport et de son idéologie (uniformes, cris, partialité, nationalisme des fans, etc.). L'auteur décrit le rôle majeur des jeunesses hitlériennes (Hitler-Jugend), la collaboration des églises luthériennes, la prise en main de l'éducation scolaire, conformément aux directives du parti : de nouveaux manuels glorifient nazisme et militarisme, épuration des bibliothèques. Et tout cela débouche sur la désagrégation et le démantèlement du tissu social traditionnel, l'assimilation totalitaire de toute association, club et organisation ("die Gleichshaltung", loi de mars 1933). La vie privée se restreint chaque jour un peu plus, toute vie doit devenir publique. Big brother, c'est la surveillance mutualisée (sorte de crowdsourcing ?) et cela, avant les réseaux sociaux... On ne peut qu'imaginer les moyens dont disposerait aujourd'hui un tel pouvoir quand on assiste au bonheur de suivre (followers) et d'être influencé.

Les nazis sont convaincants, habiles, déterminés et ils tiennent leurs promesses : en moins d'un an, le chômage a disparu de la ville grâce à diverses sortes de travaux publics, donc grâce aux subventions étatiques et à l'impôt (d'où vient l'argent public qui soutient le nazisme, question trop peu évoquée). Construction de bâtiments publics, de logements, remises en état du patrimoine, soupe populaire, entretien de la voirie, développement du tourisme local, création de parcs... Moyennant quoi, le parti nazi (NSDAP) gagnera les élections, et s'emparera des postes clés de l'administration...
Tout au long de cette histoire, on voit la collaboration docile des médias puis leur mise sous contrôle total conformément au § 23 du programme du NSDAP ; finalement, les nazis créeront leur propre presse, l'abonnement y est obligatoire : modèle économique imbattable. Mais, leur média de prédilection reste la rue, l'espace public : défilé, fanfares, affichage, hauts-parleurs, uniformes, emblèmes... La lecture privée est trop incontrôlable.

Comment des habitants ordinaires, des voisins, ont-ils pu être gagnés par le nazisme et sa doctrine d'assassins ? On perçoit peu la répression constante de l'insoumission au nazisme, la terreur continue : arrestations, envois en camp de concentration, journaux dissidents poussés à la faillite, boycott sous surveillance des magasins appartenant à des commerçant juifs...
Plus que de révolution culturelle, ce fut une évolution culturelle. Bertold Brecht avait raison, tout le monde a contribué à la victoire nazie ; sinon, sans cette coopération presque complète, tacite le plus souvent, le nazisme n'aurait pu s'installer. Jusqu'où serait allée cette soumission sans la victoire militaire américano-soviétique ? Histoire sociale édifiante, qui va bien au-delà du nazisme, elle montre la mécanique et la logique de la prise de pouvoir et son approfondissement totalitaire (fusion du parti et de l'Etat).

Avec ces deux ouvrages, se lit l'articulation de la doctrine et de sa mise en œuvre concrète. Hélas, l'ouvrage de William Sheridan Allen, s'arrête en 1935. Peu sur l'entrée en guerre, et l'on n'assiste pas à la mise en place de la relative dénazification par les troupes d'occupation : la dénazification était-elle même réaliste, tant il est évident que la quasi-totalité des Allemands restés en Allemagne ont collaboré ? Que sont devenus les nazis de Northeim, et d'ailleurs ? Ils ont rejoint les nouveaux partis au pouvoir, SPD ou CDU ou parti "communiste" (SED) pour la zone d'occupation soviétique, ils sont entrés dans l'administration fédérale (cf. sur ce thème, le film Der Staat gegen Fritz Bauer, 2015).

Quels traits communs, quels signes avant-coureurs peut-on déceler dans la théorie et les pratiques culturelles des sociétés totalitaires ou des politiques tendant au totalitarisme ? Comment se prémunir ? La vigilance politique s'impose car, ainsi se concluait la parabole de Bertolt Brecht en 1941, "le ventre est fécond encore, d'où ç'est sortit en rampant" ("Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch"), cité de Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui.
L'ascension de Hitler était résistible. Quand aurait-elle pu / dû être stoppée ? Où se situe le point d'inflexion, celui du non retour aux libertés ? Au vu de l'historique dressé par ces deux ouvrages, le point d'inflexion se trouve tout au début : faudrait-il donc stopper le nazisme ab ovo, à ses premières manifestations, même si les signaux en sont faibles ? La lutte doit-elle être permanente. Tolérance zéro ? La puissance de communication du web donne à cette question une actualité croissante...

mardi 8 août 2017

Histoires du papier : technologies et médias


Mark Kurlanski, Paper. Paging Through History, 2017, W.W Norton & Company, New York, 416 p., $14,66 (ebook), Bibliogr., Index, timeline

Lothar Müller, Weisse Magie. Die Epoche des Papiers, Deutscher Taschenbuch Verlag, München, 2014, Bibliographie, Index, 383 p. Illustrations. 17,4€

Le papier dans la Chine impériale. Origine fabrication, usages, Paris, 2017, Les Belles Lettres, Textes chinois présentés, traduits et annotés par Jean-Pierre Drège, glossaire des noms de papier, Index, Bibliogr., cartes, CCVII p + 281 p., 35 €


Voici trois ouvrages sur l'histoire du papier, composante décisive de la transformtion des médias depuis plus de vingt siècles. Chaque livre prend cette histoire à sa manière, rappelant combien le sujet en apparence simple est difficile à saisir pour les spécialistes des médias.
  • Tout d'abord, le roman mondial du papier. Agréable à lire, jamais pédant, semé d'anecdotes surprenantes et édifiantes. En suivant cette longue histoire, de l'Egypte aux Phéniciens, de la Chine à l'Andalousie, des Mayas (Mésoamérique) aux Aztèques (Mexique), de l'Inquisition à l'Encyclopédie, de la Nouvelle Espagne à la Nouvelle Angleterre...
L'histoire du papier recoupe celle de la presse, et celle du livre d'abord. Sa place est centrale dans la transmission culturelle, dans l'administration (documentation comptable, commerciale, etc.). Paper est d'abord une histoire générale des technologies du papier, celle de ses acteurs économiques et sociaux, de ses métiers : c'est aussi celle de ses supports concurrents (bois, terre cuite, os, peau, écorce, etc.), en attendant celle des supports numériques. Mark Kurlanski aborde aussi l'histoire de l'art et, bien sûr, l'histoire politique tant une histoire du papier est inséparable des libertés et de la censure. Il fait percevoir le rôle essentiel joué par les imprimeurs dans l'histoire culturelle (cf. par exemple, Aldus Manutius).

La dimension technologique est bienvenue car, si l'on connaît bien l'histoire de l'imprimerie ("grandes inventions", etc.), on connaît mal celle du papier. Or l'histoire de ces deux industries s'avère difficile à distinguer. On regrettera l'absence dans le livre de présentations systématiques (tableaux) de la succesion des changements technologiques respectifs. L'auteur se disperse par trop, mais cela fait le charme de l'ouvrage...
Paper souligne la place étonnante des chiffons (rags) dans la première économie du papier (collecte et tri) avant que l'on ne sache utiliser le bois. De riches développements sont consacrés au rôle des moulins à eau et à vent, indispensables ; à ne pas séparer des conditions de santé et de la souffrance effroyables des personnes travaillant à la fabrication du papier.
La question des encres, en revanche, est survolée, comme celle des outils d'écriture (pinceaux, crayons, plumes, stylos).

Mais le papier, ce n'est pas que livres et journaux et magazines ; l'ouvrage traite également du papier pour l'art (lithographies, tableaux, gravures diverses), du papier pour la monnaie, pour les emballages, les cartes géographiques. En revanche, les affiches, politiques, publicitaires, sont à peine abordées. Mark Kurlanski évoque aussi des usages moins évidents du papier, allant des bombes transportées par des ballons en papier (utilisées par les Japonais contre les Etats-Unis) aux robes en papier, aux origami... La question écologique n'est pas omise (les forêts menacées, la pollution de l'eau par les usines de pâte à papier, etc.). Sans compter l'arrivée du clavier (Remington, fabricant d'armes), clavier qui sera utilisé par les linotypes ou encore la mise au point de l'offset (1904, Hyppolite Marinoni) et dont on sait l'avenir digital.

Dans cette longue frise, on note l'effet dramatique des diverses rivalités religieuses entraînant, au terme de guerres et d'assassinats, des destructions culturelles irréparables : le besoin de brûler des livres est accablant, d'autant qu'il recoupe celui de brûler des gens, comme Heinrich Heine l'avait prédit.
Bien des points évoqués par Paper mériteraient d'être approfondis, de nombreuses approximations demanderaient d'être rectifiées : l'auteur est journaliste, pas historien, amateur de longues fresques thématiques (il a déjà écrit des livres sur le sel, la morue, les huitres, l'année 1968... L'intérêt de Paper se situe dans l'ampleur du sujet et de la période parcourue ; il y a un effet d'inventaire, parfois décousu qui est fécond, même si cela est frustrant. Si l'on veut entrer dans les détails, il faut nécessairement se reporter aux travaux d'historiens spécialisés (cf. ci-dessous à propos de la Chine). Paper est un ouvrage d'histoire générale, une parfaite sensibilisation.
Dans le "prologue" du livre, Mark Kurlanski dénonce d'emblée le biais technologiste ("the technological fallacy"), inversant le rapport technologie / société : selon lui, c'est la société qui est à l'origine du changement technologique et non la technologie qui est à l'origine du changement social. Il y a là matière à débats complexes, surtout lorsqu'il s'agit des médias (cf. les travaux de Marshall McLuhan, Harold Innis, Elisabeth Eisenstein). L'argumentation de l'auteur n'est pas convaincante mais elle invite à penser. Toutefois, il y manque des études de cas, pour nourrir une démonstration.

  • C'est aussi un essai sur l'histoire du papier que propose Lothar Müller. Depuis débuts en Chine jusqu'aux développements en Egypte (papyrus) et dans la monde arabe, on parcourt les étapes canoniques de cette histoire, pour arriver à "l'époque du papier" et de sa "magie blanche", matière première de la modernité. Le livre empreinte ensuite une direction plus littéraire avec les témoignages tirés de Goethe, Rabelais, de l'Encyclopédie, de Melville, de Balzac et de Zola (le papier journal et la presse de  masse), de Sterne et de Joyce. 
Avec le papier, se développe le métier de secrétaire, celui qui gère les secrets des puissants (les classe dans le meuble du même nom), les consigne dans des registres (res gestae) leurs activités politiques et administratives, commerciales et bancaires.
Le papier garde les traces des mouvements de l'âme, de la confession et de la confusion des sentiments, des savoirs nouveaux... Conservation, conversation. Papier à lettre, mais papier d'emballage aussi. Le papier contribue également à la réduction des distances entre le centre et ses périphéries (outil d'administation), entre les amants séparés (littérature épistolaire)...
Ce livre met en scène l'omniprésence du papier, de l'emballage aux traités de paix. Propagation des nouvelles et des produits. L'approche de Lothar Müller, journaliste et historien est originale et féconde. Son exploitation de l'histoire littéraire est bienvenue et stimulante. En détournant l'attention réservée d'habitude exclusivement aux médias, l'auteur replace le rôle du papier dans un cadre économique et culturel plus large. Cadrage moins conventionnel qui fait mieux voir l'importance du papier.
  • Jean-Pierre Drège propose dans une collection remarquable de précision et d'érudition, un ouvrage fort savant sur l'histoire du papier en Chine. Ce moment chinois, premier et essentiel, est souvent traité superficiellement par les essayistes. L'auteur, qui a dirigé l'Ecole française d'Extrême-Orient, est un spécialiste de l'histoire du livre chinois, jusqu'au XIIème siècle. Son ouvrage est issu d'un séminaire à l'Ecole pratique des haute études. Les 30 extraits de textes bilingues, chinois et français, sont présentés par ordre chronologique (du VIeme au XIXème siècle) ; ils sont commentés et annotés pour établir le bilan de ce que l'on sait et de ce que l'on ignore de l'histoire du papier en Chine (recettes techniques, variétés régionales, etc.).
L'ouvrage commence par une copieuse introduction (160 p.) qui souligne d'abord l'ambiguité de la notion même de papier, en chinois, à son origine. Le mot zhi (紙, en chinois traditionnel) désigne d’abord la soie, à laquelle le papier succédera pour la publication des livres. Pour l’époque de Cai Lun (蔡伦, 50-121), à qui la tradition attribue l’invention du papier en Chine, on connaît mal les techniques premières de fabrication ; dans son introduction, Jean-Pierre Drège dresse un bilan des évolutions techniques successives et de ce l'on sait du rôle aujourd'hui controversé joué par Cai Lun (dynastie des Han orientaux).
Le papier devient primordial dans l’atelier du lettré chinois, l’un de ses quatre "trésors" disait-on (avec l’encre, le pinceau et la pierre à encre : 文房四宝, wenfang sibao). Le papier traditionnel sera progressivement remplacé par du papier importé en Chine par les Occidentaux, papier mieux adapté à l’imprimerie industrielle (typographie, double face). Différents papiers traditionnels sont toutefois toujours fabriqués pour les artistes et les calligraphes.

Ce travail minutieux rappelle combien l'histoire de la technique de fabrication du papier est encore mal connue, combien il est difficile et imprudent d'avoir des idées définitives sur la question. Cette remarque épistémologique devrait être étendue aux autres dimensions des médias et de la communication : par exemple, l'examen des transferts des techniques d'un domaine à un autre (par exemple, la presse qui passe de la fabrication du vin à celle du papier imprimé). L'histoire du papier confirme que l'histoire des médias relève de l'histoire des techniques de fabrication (des encres, des crayons, des meubles, etc.) et des métiers (cf. les planches consacrées à l'imprimerie par l'Encyclopédie, évoquées par Lothar Müller).